Créer un site internet

Zone

lecture analytique de la fin du poème

Alcools marque l'entrée dans la poésie du XXe siècle. Moderne, il l'est sur un plan technique et sur un plan thématique. « Zone » ouvre le recueil, mais c'est un des derniers textes à avoire été écrit, et Apollinaire l'a inséré au dernier moment : il précise ainsi le projet de l'auteur. Le poème, très long, s'ouvre sur les fameux vers : « À la fin tu es las de ce monde ancien / Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin / Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine », constat de l'ennui des nouvelles générations devant le traditionalisme dans lequel elles ont grandi. La fin du texte, après ce constat qui s'étale tout au long du poème, formule un appel clair à la modernité.

 

I. L'ERRANCE DU POETE

1. Le poème se présente d'abord comme le récit d'une nuit agitée (« le matin va venir », « la nuit s'éloigne », « tu veux aller (…) dormir ») où le poète erre (« tu es debout devant le zinc d'un bar crapuleux ») et traverse des lieux de désolation (la gare Saint-Lazare où les « pauvres émigrants » s'abritent en attendant de pouvoir rejoindre le pays rêvé, « l'Argentine », c'est-à-dire le « Nouveau Monde »). Une importance particulière est apportée au pittoresque, au détail insolite : l'édredon, la « perruque » des femmes (les cheveux de la femme, chez les juifs comme chez les musulmans ou les chrétiens, sont considérés comme un élément érotique qu'il faut cacher par pudeur : à l'aide d'un voile pour les musulmanes et les chrétiennes (les bonnes sœurs), d'une perruque pour les juives). Ces détails rendent plus proches de nous les personnages évoqués. Mais le caractère varié et fantaisiste, voire comique (noter le calembour « gagner de l'argent dans l'argentine »), permet aussi de créer des contrastes émotifs en mobilisant chez le lecteur toute la palette des sentiments. Pendant cette errance nocturne, le poète rencontre donc tout ce que l'humanité laisse de côté : les migrants, les noctambules, les pauvres. Il s'assimile lui-même à ce monde de parias : le poète est le personnage de la société qui rend compte de tout ce que cette société laisse de côté. 

 

2. Cette errance nocturne est le moment d'un bilan. Le poète ressasse ses souvenirs, ses expériences, son parcours : « Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages », « Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans ». Ce champ lexical de la tristesse, qu'on retrouve dans la description des personnages qu'il croise (« Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants », « Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux », « J'ai une pitié immense pour les coutures de son ventre »), crée une impression forte de désenchantement. Au mitan de sa vie (le poète dit avoir plus d'une trentaine d'années), le bilan est doux-amer. Mais c'est à partir de ce bilan que viendra l'appel à une modernité qui le changera lui, mais qui changera aussi le monde. C'est aussi pourquoi le thème de l'émigration est fortement symbolique : c'est l'errance, le désir de partir, de ne pas revenir. L'« étoile », les « rois-mages » font référence au destin, au futur, et annonce le « soleil » du dernier vers : l'intimité du poète est liée à la course des astres. Migrer c'est aller ailleurs, c'est changer.

 

3. le titre de poème, "Zone" évoque à la fois ce qui est en marge, de côté, c'est ce qui est délaissé, là où on ne vit pas. C'est également un territoire bien délimité, celui de la mémoire et des expériences du poète, le territoire qu'il explore pour mieux se connaître et mieux savoir que faire de son avenir. Il fait le tour de ce territoire, comme il traverse la nuit, de la fin du jour à son retour. La valeur symbolique du poème est essentielle : ce retour sur soi (qui est un retour sur l'autre aussi : le « tu », les migrants, les pauvres) est une introspection qui fait du poème une médiation poétique. Ce poème qui s'ouvrait sur le renoncement au passé se termine sur l'appel au futur, mais il s'ouvrait aussi sur la religion comme il se termine sur la religion (« tes fétiches d'Océanie et de Guinée / Ils sont des Christ d'une autre forme, etc »), la boucle est bouclée, mais ce n'est pas pour stagner : un pas décisif a été fait (Apollinaire s'inspire ici du thème nietzschéen de « l'éternel retour » : les choses reviennent, mais à chaque fois avec une intensité différente). Poème du retour sur soi, du bilan désabusé, de l'introspection, « Zone » n'est reste pas moins un poème de l'ouverture, ouverture sur l'autre, et surtout ouverture à un renouveau par la poésie, à une modernité poétique.

 

II. LA MODERNITE POETIQUE

 

1. Cette modernité poétique est visible avec l'absence de ponctuation. Apollinaire retirera au dernier moment toute marque de ponctuation dans son recueil parce que le rythme dépend du souffle de chacun et cela permet une souplesse d'interprétation et des jeux de sens ambigus (qui annoncent le Surréalisme) : « Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants », « Soleil cou coupé ». Le vers libre est la deuxième grande modernité technique qu'utilise Apollinaire dans ce poème. Le vers libre, c'est un vers qui n'a pas de mètre défini. On trouve donc des alexandrins : « J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps », « La nuit s'éloigne ainsi qu'une belle Métive », « Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie », des décasyllabes : « Tu es la nuit dans un grand restaurant » ; mais surtout (en cette fin de texte) des vers impairs (« Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages » : 13 syllabes ; « Soleil cou coupé », 5 syllabes, etc), et des vers qui dépassent largement les vers usuels : « Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur ». Ces « innovations » techniques sont des prises de distance avec la tradition poétique du XIXe siècle.

 

2.Mais c'est le renouveau du lyrisme, surtout, qui ancre ce poème dans la modernité du XXe siècle. En fait, c'est Apollinaire, ami de Picasso, de Braque, de Duchamp, promoteur attentif du cubisme et de l'orphisme (Delaunay), qui fait figure, aujourd'hui encore, de grand poète moderne. Il s'agit donc pour Apollinaire de se démarquer par rapport à toute une tradition, en affirmant sa nouveauté. Cela se fait principalement par une distanciation vis-à-vis de soi-même : c'est le « tu » du poème. Le poète se parle à lui-même mais, du même coup, il nous parle à nous, les lecteurs. Ensuite, ce passage du « je » au « tu » crée des effets d'amplification : le « tu » met à distance, et le « je » invite à la totale identification du lecteur au poète. L'utilisation d'un « je » après un « tu » ravive en nous l'émotion : « Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter ». Ici, c'est la même personne qui parle, malgré le « tu ». D'abord on s'éloigne, on observe (« regarder tes mains »), puis on rentre d'un coup dans l'émotion la plus intime et la plus bouleversante du poète : « je voudrais sangloter ». À une époque où le « moi » est remis en doute (Marx, Nietzsche, Freud), c'est un moyen moderne de renouveler le lyrisme d'antan.

 

3. Appels à la modernité que ces innovations techniques, que ce renouveau du lyrisme, mais le message est en fait encore plus direct et plus clair. Le poème se termine sur une véritable explosion poétique (« Soleil cou coupé »), sur l'affirmation d'une libération d'énergie créatrice comme unique solution possible. Le distique « Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie / Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie » (qui vient éclairer aussi le sens du titre et donc tout le recueil) invite le lecteur à vivre sa vie « ivre », c'est-à-dire le plus intensément possible (c'est une image dionysiaque, d'inspiration nietzschéenne). L'image du feu (« brûlant », « soleil »), renvoie à cette explosion, mais aussi à la rapidité d'une vie vécue pleinement. Pour cela il faut abandonner son passé, les religions et l'homme rationnel. « Adieu adieu » à ce qui précède, « les fétiches », les « Christ », mais aussi à la raison. C'est l'image finale de la décollation (=décapitation) : « cou coupé ». C'est à la fois l'image d'un lever de soleil rougeoyant (nous sommes toujours dans l'explosion de la vie), mais aussi de l'Homme sans tête (« acéphale »), la tête étant le symbole de la raison. Le poète invite donc à vivre selon les sentiments, les sensations, et de manière la plus intense possible. C'est cette attitude qu'il salue ici. On entend même « coucou » dans « Soleil cou coupé », ce qui vient ajouter un peu de légèreté et d'humour dans un poème très solennel, humour et modernité que l'on retrouvera tout au long du recueil

 

« Zone » est un des premiers poèmes de la modernité tonitruante du XXe siècle. Il se présente comme une errance dans la nuit des souvenirs, et se clôt sur un abandon du passé et un appel à la modernité. Cette modernité est formelle, lyrique, mais surtout sensible : il faut se libérer des contraintes pour pouvoir créer de nouvelles valeurs, celles du monde futur.

Ajouter un commentaire