Lecture analytique 1

La Ville, de Verhaeren

Les Campagnes hallucinées

 

On est dès le titre dans une vision, correspondant à la métamorphose des paysages qui s’industrialisent et qui se modernisent. « La » ville prend une dimension allégorique, c’est une nouvelle créature d’une mythologie moderne.

 

I. Une ville déshumanisée

 

1. un homme mis en pièces

> L’homme a perdu son humanité : il se dissout dans les « foules inextricables » et n’existe plus que comme une masse indistincte, rendue encore plus anonyme par le pluriel. C’est le domaine du pronom neutre « ce ».

> L’homme n’est pas vu dans son intimité, mais il est perçu dans les rues, à l’extérieur, hors de lui. Les métonymies disloquent son corps : « les mains folles, les pas fiévreux, la haine aux yeux » mettent en pièces le corps et associent à ces noms des adjectifs rendant compte de passions.

>> L’homme n’est plus maître de lui, il est hors de lui…

 

2. une description de l’extérieur

> Le poète est absent de ce texte : pas de lyrisme, pas d’expression d’une subjectivité quelconque.

> Les adverbes de lieu opposent un « là-bas- par à travers – tout là-bas » à un « ici » : le spectateur qui décrit la ville la voit de loin, dans une position dominante qui permet de voir converger toutes les routes vers ce point central.

 

3. un chaos

> dès la 2ème strophe, on est dans le monde de l’énumération qui suggère l’entassement : « ce sont » est un présentatif qui ne permet pas de construire un paysage, mais une vision presque cubiste où tous les éléments sont sur le même plan : des ponts / des blocs et des colonnes / des tours / des millions de toits. On passe d’une dimension horizontale à une dimension verticale pour suggérer un empilement, une sorte de nouvelle babel.

> la 4ème strophe multiplie les rythmes ternaires : les mains / les pas / les yeux… à l’aube, au soir, la nuit… la hâte, le tumulte, le bruit… les comptoirs, les bureaux, les banques… l’agitation maladive est ainsi suggérée, dans cet univers chaotique.

 

II. Une ville monstre fascinante

 

1. Un décor animé

> on associe des caractères humains aux éléments décrits : les ponts « musclés » font des « bonds ». Les éléments du décor sont sujets de verbes d’actions : « des quais sonnent », « des tombereaux grincent »

> une métamorphose progressive : l’image de la pieuvre se construit. L’imaginaire serpentin est convoqué à travers les « Sphinx et Gorgones ». On a d’abord l’adjectif « tentaculaire » répété par trois fois. L’image des rails et des rues développe l’imaginaire tératologique. On a enfin des constructions sous le signe de l’énumération, comme une phrase tentaculaire également. L’image de la pieuvre est ensuite explicite « la pieuvre ardente et l’ossuaire et la carcasse solennelle »

 

2. Une créature effrayante

> la 3ème strophe développe des sonorités gutturales (quais, chocs, grincent, gonds) des chuintantes, (chocs, choir), et des sifflantes (des balances de fer font choir)… Ces sonorités dysphoriques sont soutenues par des allitérations en i (glissent, inscrivent, murailles, batailles). Le vacarme de la ville semble ainsi une sorte de mugissement. On entend parfois la créature ramper dans une harmonie imitative « des rails ramifiés… sous terre… cratères… reparaître en réseaux d’éclairs... »

> la ville est fascinante et attire paradoxalement par sa puissance qui hypnotise. Le texte est encadré par « vont vers la ville » et « vers elle ».

 

3. une mythologie infernale

> une force menaçante : la violence règne, les matériaux évoqués sont durs et tranchants (musclés de fer / dressant au ciel leurs angles droits), et évoquent le combat (muraille, bataille). L’imaginaire de la dévoration se développe « happent des dents le temps qui les devance »… jusqu’à l’image finale d’une « carcasse solennelle »

> une force souterraine : imaginaire infernal avec « des cubes d’ombres », « des sous-sols de feu », des « gibets sombres ». Descente aux enfers « des rails ramifiés y descendent sous terre comme en des puits et des cratères »…

>> La ville, ainsi, nous fait descendre vers les profondeurs, ainsi que le signale son v à l’initiale, dont l’allitération est évocatrice : « tous les chemins vont vers la ville »

 

III. Une esthétique de l’inquiétude

 

1. un gigantisme écrasant

> la verticalité : la ville s’élève jusqu’au ciel à travers un vocabulaire architectural (étages, tours, toits, corniches...) qui évoque le mythe de Babel. La verticalité est suggérée également par les verbes « s’exhument, dressant (v 13 et 29) », l’adverbe « debout « , des motifs tels que les colonnes, mâts, fronton, autant de flèches qui pointent vers le ciel et deviennent un punctum poignant.

> une horizontalité sans bornes : un allongement est sans cesse évoqué : depuis les ponts jusqu’aux plaines, mais aussi à travers le mouvement sur les quais, dans les gares, dans la rue...

> dimension épique : on est dans le domaine de l’hyperbole et de la démesure, de l’incommensurable « de mille en mille », « des lettres de cuivre inscrivent l’univers », et la ville devient un champ où s’affrontent « face à face, comme en bataille », des forces qui nous dépassent. « les chemins d’ici s’en vont à l’infini » :

 

2. un univers fantastique

> Le doute entre la vision du réel ou de l’irréel domine à la lecture du poème. L'isolement de la ville, les brumes et brouillard, l'obscurité, la saleté et la poussière créent une atmosphère douteuse et sans vie . De plus, le rythme saccadé du poème ainsi que l'alternance de mètres donnent au poème une irrégularité qui accompagne la création de cette atmosphère inquiétante.

> une modernité qui nous fait régresser : ouverture imaginaire dans la vision, où les ponts font des « bonds », où l’élan de la métaphore emballe l’imaginaire. Le mouvement évoqué par les verbes « lancés », « glissent », « filent », « fuit et revient... » peut faire écho à cette modernité qui met en mouvement l’image et l’imagination.

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