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séance 8 : Moderato cantabile

lecture analytique n°4

Anne Desbaresdes se renseigna.

- Quelqu'un qui a été tué. Une femme.

Elle laissa son enfant devant le porche de Mademoiselle Giraud, rejoignit le gros de la foule devant le café, s'y faufila et atteignit le dernier rang des gens qui, le long des vitres ouvertes, immobilisés par le spectacle, voyaient. Au fond du café, dans la pénombre de l'arrière-salle, une femme était étendue par terre, inerte. Un homme, couché sur elle, agrippé à ses épaules, l'appelait calmement.

-Mon amour. Mon amour.

Il se tourna vers la foule, la regarda, et on vit ses yeux. Toute expression en avait disparu, exceptée celle, foudroyée, indélébile, inversée du monde, de son désir. La police entra. La patronne, dignement dressée près de son comptoir, l'attendait.

- Trois fois que j'essaye de vous appeler.

- Pauvre femme, dit quelqu'un.

- Pourquoi ? demanda Anne Desbaresdes.

- On ne sait pas.

L'homme, dans son délire, se vautrait sur le corps étendu de la femme. Un inspecteur le prit par le bras et le releva. Il se laissa faire. Apparemment, toute dignité l'avait quitté à jamais. Il scruta l'inspecteur d'un regard toujours absent du reste du monde. L'inspecteur le lâcha, sortit un carnet de sa poche, un crayon, lui demanda de décliner son identité, attendit.

- Ce n'est pas la peine, je ne répondrai pas maintenant, dit l'homme.

L'inspecteur n'insista pas et alla rejoindre ses collègues qui questionnaient la patronne, assis à la dernière table de l'arrière-salle.

L'homme s'assit près de la femme morte, lui caressa les cheveux et lui sourit. Un jeune homme arriva en courant à la porte du café, un appareil-photo en bandoulière et le photographia ainsi, assis et souriant. Dans la lueur du magnésium, on put voir que la femme était jeune encore et qu'il y avait du sang qui coulait de sa bouche en minces filets épars et qu'il y en avait aussi sur le visage de l'homme qui l'avait embrassée. Dans la foule, quelqu'un dit :

- C'est dégoûtant, et s'en alla.

L'homme se recoucha de nouveau le long du corps de sa femme, mais un temps très court. Puis, comme si cela l'eût lassé, il se releva encore.

- Empêchez-le de partir, cria la patronne.

Mais l'homme ne s'était relevé que pour mieux s'allonger encore, de plus près, le long du corps. Il resta là, dans une résolution apparemment tranquille, agrippé de nouveau à elle de ses deux bras, le visage collé au sien, dans le sang de sa bouche.

Mais les inspecteurs en eurent fini d'écrire sous la dictée de la patronne et, à pas lents, tous trois marchant de front, un air identique d'intense ennui sur leur visage, ils arrivèrent devant lui.

L'enfant, sagement assis sous le porche de Mademoiselle Giraud, avait un peu oublié. Il fredonnait la sonatine de Diabelli.

Ce n'était rien, dit Anne Desbaresdes, maintenant il faut rentrer

 

 

 

intro : revenir sur le Nouveau Roman, et le refus des codes traditionnels du roman (l'intrigue, le personnage…).

 

I. Une scène lacunaire

 

1- Un meurtre énigmatique

> on ne connaît pas l'identité du meurtrier (incertitudes d'ailleurs), de la victime, ni les raisons

> personnages réduits à des fonctions (l'homme / l'inspecteur / la patronne…), on est dans l'univers de l'indéfini « quelqu'un a été tué. Une femme »

>> Sorte de roman policier sans suspense, (parodie de scène de crime?)

 

2- L'imprécision dans un lieu reculé...

> passage de la rue, domaine public, à un espace fermé, sombre : lieu caché

> difficulté d'accès pour Anne, mais aussi pour les policiers, appelés plusieurs fois, et pour le photographe

>> accès à un lieu mystérieux, théâtral, avec une salle (le public) et une scène (tragédie)

 

3- Point de vue lacunaire

> focalisation externe et absence de sentiments devant cette scène

> recueil d'informations décevant (cf paroles rapportées systématiquement décevantes, jusqu'au mot de la fin « ce n'était rien » où on est carrément dans le déni)

>> il semble que le crime soit tabou, que l'interdit (l'indicible) domine cette scène.

 

II. Pulsion de voir / savoir

 

1- un spectacle

> regard omniprésent, de plus en plus affûté, cernant des détails microscopiques (flash : « on put voir que… et que… et que... »)

> photographe et volonté de rendre spectaculaire (presse à scandale)

>> dimension spectaculaire rendue par la gestuelle du criminel

 

2- des regards fascinés

> regards médusés de la foule (champ lex, verbe « voir » utilisé de manière intransitive »)

> rythme hypnotique de la scène : le pers. S'assoit / se relève / se couche / se relève...

>> univers de la répétition (mon amour, mon amour… 3 coups de téléphone… les trois inspecteurs… etc...)

 

3- une vision (accès à un au-delà)

> le regard du criminel : face à face avec la foule (miroir inversé)

> un être hors du comment : cf son « regard absent du reste du monde »

>> un monstre ou un héros (un monstre héroïque ou un héros monstrueux?)

 

III. Une mort ambiguë, érotique

 

1- une scène de mort ou d'amour ?

> érotisme de la scène, lecture polysémique

> ambiguité de la passion : extase ou souffrance ?

>> eros / thanatos = couple mythique de la Passion

 

2- un désir condamné par la société

> la patronne (« dignement dressée », s'oppose au désir qui se couche et à perdu à jamais sa dignité »)

> les forces de l'ordre : (cf marche mécanique des inspecteurs dépourvus d'émotions)

>> « c'est dégoutant » : voix de la bienséance, condamnation publique de la passion

 

3- un désir qui met en échec la société.

> désir qui refuse tous les cadres (abandon de la morale, de la dignité)

> société incapable de comprendre le sens de la passion (phrases négatives)

>> une société du surmoi

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