séance 2 : L. A Machine infernale

Lecture analytique

I. Une exposition comique

 

- présentation des personnages caricaturaux : le diminutif Zizi pour Tirésias témoigne de l'irrévérence envers les sources antiques. De même, le pouvoir divinatoire de l'oracle est mis à mal « jamais vous n'apprendrez cela dans vos volailles » : on rabaisse l'art du prêtre à une dimension dépourvue de sacré, et familière avec le terme péjoratif « volaille ». Jocaste n'apparaît pas vraiment avec la majesté qui lui est attribuée : elle est plutôt mondaine, apprêtée, semblant surjouer son rôle. Le nom de Laïus au lieu de Laïos peut également entrer dans cette présentation dévalorisante des personnages du mythe.

 

- présentation de l'intrigue : le dialogue avec les soldats a pour fonction de donner des informations aux spectateurs et aux personnages. C'est pourquoi les personnages sont désignés par leur fonction, et non par un nom. Les soldats rapportent les paroles du fantôme (le fantôme disait que c'est à cause des marécages… qu'il pouvait apparaître) ainsi que sa description (une espèce de statue transparente / il se donnait beaucoup de mal à apparaître). On est dans une scène d'exposition où le spectateur en sait plus que les personnages (avec l'apparition sur scène) grâce à l'exploitation de la double énonciation.

 

- présentation du ton comique de la pièce : la scène commence par un quiproquo sur le personnage de Laïus, identifié par la reine parce qu'« il s'embrouillait, et il n'arrivait pas à dire ce qu'il voulait dire » : ce qui n'est pas un trait de caractère, mais qui renvoie à la difficulté du fantôme à formuler son secret. La dimension solennelle est tournée en dérision par l'interprétation burlesque. En plus du comique de situation et du comique de caractère, on a un comique de gestes avec le personnage de Laïus...

 

II. Une réécriture burlesque

 

- Les éléments fantastiques ou tragiques sont présentés, et aussitôt dédramatisés : comme dans l'exposition d'Hamlet, la scène se passe de nuit. Les marécages, le sang, le fantôme, la mise en garde surnaturelle, l'apparition du fantôme… construisent le cadre inquiétant de la pièce, mais le dialogue est en décalage avec le ton de la conversation et la dimension fantastique, à l'image du fantôme, n'apparaît qu'en arrière plan, inaudible.

 

- le mythe d'Oedipe et l'histoire d'Hamlet sont traités avec une dérision irrévérencieuse. Le vocabulaire refuse toute tonalité solennelle : « vous allez faire perdre la tête à ce pauvre gamin », « C'est comme qui dirait une espèce de statue », « Tiens, on n'y avait pas pensé » : on est dans le domaine de la caricature, du trivial. Dans la logique burlesque, les références nobles sont détournées et traitées de manière humoristique. La reine est d'ailleurs dépourvue de la grandeur tragique qui sied au personnage, elle est intéressée par le jeune soldat, son vocabulaire est familier («  dites, petit soldat »…) et elle est associée au désir (Zizi, « je veux toucher la place exacte », elle pose les questions, poussée par le désir de savoir…)

 

- Oedipe, nouvel Hamlet ? En comparant les deux personnages, on renvoie dos à dos l'action ignorante (Oedipe) et le savoir qui pétrifie (Hamlet). On est ici dans une forme d'ironie littéraire, un jeu de réécritures pour un public savant, les happy few. Il s'agit d'interroger les modèles, les héros, en les confrontant...

 

III. Un théâtre de la modernité : le divorce entre le visible et l'invisible

 

- un statut ambigu de la parole : la parole mythique de l'au-delà est inaccessible, la parole ici-bas est comique… Le Fantôme détient une parole essentielle qu'on ne peut entendre. C'est une parole urgente (« il parlait vite et beaucoup »), une parole qui vient des profondeurs de l'âme (« la barbe et le trou noir de la bouche qui parle » évoquent une bouche d'ombre), une parole prophétique (« il voulait vous prévenir d'un danger ») / le bavardage se situe à l'exact opposé : c'est une parole superficielle qui emplit tout l'espace. Le spectateur a ainsi accès a deux scènes qui se télescopent mais qui célèbrent le thème de l'impossible communication à travers de nombreuses dissymétries

 

- apparitions et disparitions : la scène devient un lieu où une vérité originelle tente de surgir à travers le personnage de Laïus, mais aussi à travers les références à Hamlet, texte originel, première voix sans cesse rappelée. On a un théâtre qui est une réécriture de plusieurs références, le texte est ainsi une sorte de palimpseste visant à revenir sur ses origines. A noter également que la mort de Laïus peut rappeler le drame personnel du suicide du père de Cocteau… avec cette marque rouge à la tempe. Le jeu d'apparitions/disparitions des références (mythiques, théâtrales et personnelles) permet de donner une dimension mythique à un drame personnel, une dimension théâtrale au mythe, une dimension personnelle au mythe… dans un brouillage des repères fascinant qui constitue la modernité théâtrale.

 

- Un théâtre résolument moderne : le spectateur est invité à découvrir une pièce où la condition humaine est écartelée. Sur les remparts, on est à la frontière entre un monde intérieur et un monde extérieur. Le fantôme est à la frontière du visible et de l'invisible, il appraît "sur un mur" qui est une autre image de la frontière. La scène est divisée entre ce qu'on entend (les personnages) et ce qu'on voit (le spectre), entre sacré et profane, entre discours comique et plainte pathétique...

 

Conclusion : Cette exposition nous propose ainsi d'entrer dans un univers où l'on n'a plus accès au sacré, à la différence du texte parodié de Shakespeare. Cependant, si l'on n'entend plus la voix de l'au-delà, on entend sans cesse ressurgir les textes du passé.

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