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Enivrez-vous

lecture analytique

I. Un poème mélancolique

 

1. un temps destructeur

> personnification du dieu terrible qui « brise vos épaules », « vous penche vers la terre », et fait des hommes des « esclaves martyrisés du temps » : on perçoit un mouvement qui évoque une soumission. Le destinataire est placé en position d’objet, on voit d’abord ses épaules, puis son corps qui penche, et enfin sa condition d’esclave (on va du concret vers l’abstrait). C’est l’image d’une force titanesque qui s’impose, renvoyant à Cronos, le dieu dévorateur...

> la marche rapide du temps : importance des rythmes ternaires (de vin, de poésie, ou de vertu / le palais – le fossé – la chambre), et des énumérations de plus en plus pressées. Accélération du 2ème paragraphe avec des phrases plus courtes. Répétitions avec un effet mécanique qui a quelque chose de tragique « sans cesse », « sans trêve »... Réduction de l’interrogation sur le temps qui passe à l’heur qu’il est (réduction qui est reprise à travers la métonymie de l’horloge) : effet de dramatisation.

 

2. Une tragédie universelle

> présent de vérité générale et dimension indéfinie du discours (un palais, un fossé) qui s’adresse à tout être humain. Le destinataire est mis en scène, avec des paroles qui lui sont attribuées (mais de quoi ?)

> effacement apparent de la voix du poète, à l’opposé de tout lyrisme personnel.

> un discours direct porté par toute la nature : dimension allégorique des articles définis (le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau…) qui renvoie à autant de métonymies de la nature, qui apparaît ainsi éclatée entre dimension horizontale (le vent, la vague), verticale (l’étoile, l’oiseau), et même une troisième dimension, temporelle (l’horloge)

 

3. description de la mélancolie :

> l’humanité courbée renvoie à la tradition de la mélancolie, comme le dieu du temps renvoie à Cronos / Saturne, sous le signe de la mélancolie.

> effet d’éternel retour, de temps cyclique, appuyé par la structure du poème, encadré par « Pour ne pas / Pour n’être pas », avec des échos (à votre guise), le refrain autour du verbe enivrer…

> un poète maudit, en marge de la société « sur les marches d’un palais » ou « sur l’herbe verte d’un fossé »… à l’image de l’ivresse, « diminuée ou disparue ». Mélancolie : disparition du moi (perte de soi par identification à la perte d’un idéal tel que le temps). Cette disparition est lisible dans les évocations de lieux (palais : image de hauteur / fossé : image d’enfouissement / chambre : image d’enfermement...)

 

II. Éloge de l’ivresse

 

1. L’ivresse comme échappatoire

> vin, poésie et vertu : progression des sens vers le spirituel. La poésie a ici un rôle d’intermédiaire entre les sens (la beauté) et le sens (mystique). Il y a une gradation pour signaler qu’on n’est pas égaux devant l’ivresse, il y a une hiérarchie de l’ivresse qui nous permet de nous élever, quand le temps ne cesse de vouloir nous rabaisser.

> les exclamations portées par l’ivresse relèvent d’un regain de volonté, témoignant d’un nouvel enthousiasme, à l’opposé de la mélancolie qui courbe l’échine. La verticalité du point d’exclamation est à lire comme le refus de subir le fardeau du temps.

 

2. L’ivresse comme révolte

> poème en prose : refus de suivre la marche d’un rythme imposé ? Révolte contre un temps qui est dépassé (classicisme) ?

> un combat : « sans trêve » appartient au vocabulaire de la guerre. La répétition du polyptote « ivre » fait également penser à un matraquage, à un slogan qui soutient une attitude révoltée.

 

3. Une ivresse métaphysique

> l’unique question / tout est là : on est dans l’expression du plus haut degré, à mettre en parallèle avec « sans cesse » ou « sans trêve ». Il s’agit d’affirmer une posture extrême, celle d’une ivresse cherchée non pour le plaisir, mais pour elle-même. C’est Dionysos qui permet de lutter contre Cronos.

> affirmation de la puissance du principe de plaisir dans la répétition de « à votre guise », équivalent de « selon votre bon plaisir ». Il s’agit ici de reconquérir une forme de volonté, de plaisir, qui était menacée par la mélancolie. L’ivresse est ainsi ce qui rend sa saveur au monde, affirmant la puissance des forces de vie sur les forces destructrices du temps.

 

III. Une incantation pour échapper au temps

 

1. une question sans cesse posée :

> c’est « l’unique question », « Mais de quoi ? », « demandez au vent... » « demandez quelle heure il est » : on est sans cesse sur le mode de l’interrogation, qui implique une modulation de la voix. L’interrogation est d’ailleurs le temps de l’attente, le temps du suspens. Répéter l’interrogation, c’est creuser ce temps plein, ce temps intense.

 

2. une communication avec la nature

> la nature se met à articuler : « à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle » : on a une mise en mouvement du langage, et le rythme enivré du monde se met à produire des sons de plus en plus signifiants.

> on retrouve ici l’idée d’une nature dionysiaque avec la répétition de « tout » qui rappelle Pan

 

3. figurer l’éternité

> le style incantatoire figure l’envol.

> les images convoquées figurent l’éternité : le vent / la vague et le rythme des flots / l’étoile et le monde supralunaire / l’oiseau qui fait écho à la poésie, le poète se figurant lui-même dans les Fleurs du mal comme un albatros…

> le poème devient alors une sorte de formule qui permet de figer le temps, une formule magique qui fait entrer dans l’utopie et l’uchronie de la littérature et des idées.

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