le mythe d'Orphée

textes de l’antiquité : Virgile, Les Géorgiques, Ovide, Métamorphoses, Apollinios de Rhodes, Argonautiques

Quelques textes de l'antiquité à connaître

 

Virgile, Géorgiques

vers 464 -527, traduction en ligne http://gerardgreco.free.fr/IMG/pdf/Georgiques-liv_4-v_1.pdf

 

Pour Orphée, assis sur le rivage, et seul avec sa douleur, il confiait ses plaintes à sa lyre fidèle. Cest toi, chère épouse, c’est toi qu’il chantait an lever du jour ; c’est toi qu’il chantait encore au retour de la nuit.

« Il osa même affronter les gouffres du Ténare. Il descendit dans les abîmes de Pluton ; et, traversant de vastes forêts, noir séjour de la crainte, il aborda les Mânes, et parut devant l’affreux monarque, devant ces fières divinités que n’attendrissent jamais les prières des mortels. Frappées de ses accords touchants, les Ombres légères accouraient en foule du fond de l’Érèbe, aussi nombreuses que ces essaims d’oiseaux qui se réfugient dans les bois aux approches de la nuit ou de l’orage ; hommes, femmes, héros magnanimes qui ont fourni la carrière de la vie ; jeunes enfants, jeunes filles que la Parque a moissonnées avant l’hymen ; fils chéris, portés sur le bûcher sous les yeux de leurs tristes parents ; tous habitants des bords fangeux du Cocyte, qu’enferme l’eau croupissante d’un marais odieux, et que le Styx, neuf fois replié sur lui-même, retient pour jamais dans le sombre séjour.

« Le Tartare lui-même fut ému jusque dans ses plus profonds abîmes ; les Euménides aux cheveux hérissés de serpents en tressaillirent ; Cerbère retint son aboiement dans ses trois gueules béantes, et le vent qui fait tourner la roue d’Ixion cessa un moment de souffler. Orphée avait échappé à tous les hasards, et revenait enfin ; il touchait aux régions du jour. Eurydice, rendue à son amour, suivait ses pas (car telle était la loi imposée par Proserpine), quand tout à coup, oubliant la loi fatale, vaincu par son amour, égaré par son délire (faute, hélas ! bien pardonnable, si l’enfer savait pardonner !), il se retourne, il regarde son Eurydice. C’en est fait : en ce moment s’évanouit tout le fruit de tant de peines. Son traité avec l’impitoyable tyran des Ombres est rompu, et par trois fois on entendit un bruit horrible sortir des étangs de l’Averne. « Qu’as-tu fait, cher Orphée ? dit Eurydice : quel courroux nous a perdus tous les deux ? J’entends la mort, la cruelle mort qui me rappelle : le sommeil s’appesantit déjà sur mes yeux. Adieu, je rentre malgré moi dans l’horreur de la nuit : en vain mes faibles bras s’étendent encore vers toi, cher Orphée ! Hélas ! tu n’as plus d’Eurydice. » En disant ces mots, elle se dérobe à ses regards, comme une légère vapeur qui s’éloigne et s’évanouit. En vain il la cherche encore dans l’ombre ; en vain il veut lui parler : Eurydice ne revit plus Orphée, et le sévère nocher ne souffrit plus qu’il repassât l’onde infernale. Que faire ? que résoudre ? Où porter ses pas, privé deux fois d’une épouse si tendrement aimée ? Par quels pleurs fléchir de nouveau les Mânes ? Par quels accents émouvoir les Dieux ? Déjà l’ombre froide voguait sur la barque fatale.

« On dit que durant sept mois entiers l’inconsolable Orphée pleura au pied d’un rocher, sur les bords déserts du Strymon, et fit retentir du récit de ses douleurs les antres glacés de la Thrace, entraînant sur ses pas les tigres adoucis et les chênes mêmes, charmés de la douceur de ses chants. Telle, à l’ombre d’un peuplier, la plaintive Philomèle déplore la perte de ses petits qu’un pâtre inhumain a enlevés de leur nid, à peine couverts

d’un léger duvet. Mère infortunée ! elle passe la nuit à gémir, et fixée sur le même rameau, elle redit tristement sa plainte, et fait entendre au loin ses d0ouloureux accents. Orphée ne fut plus sensible ni aux charmes de l’amour, ni aux douceurs de l’hymen. Seul, il errait parmi les glaces des régions hyperborées ; sur les rires du Tanaïs, toujours couvertes de neige, autour des monts Rhiphées, qu’environnent d’éternels frimas, toujours pleurant Eurydice, toujours reprochant au dieu des morts ses inutiles faveurs. Irritées de ses mépris, les femmes de la Thrace, dans le temps sacré des orgies, à la faveur des mystères nocturnes de Bacchus, se jetèrent sur lui, le mirent en pièces, et dispersèrent ses membres dans les campagnes. Sa tête, séparée de son cou d’albâtre, fut reçue dans les gouffres de l’Hèbre, et roulait au milieu de ses eaux. Même alors, sa voix expirante, et sa langue déjà glacée que la vie abandonnait, appelait encore Eurydice. Ah ! disait-elle, malheureuse Eurydice ! et le nom d’Eurydice était répété le long du fleuve par tous les échos de ses bords. »

 

 

 

 

Apollonios de Rhodes, Extraits des Argonautiques

 

Chant 1

 

Orphée chante en s'accompagnant de sa lyre

Dans le même temps le divin Orphée prit en main sa lyre, et mêlant à ses accords les doux accents de sa voix, il chanta comment la terre, le ciel et la mer, autrefois confondus ensemble, avaient été tirés de cet état funeste de chaos et de discorde, la route constante que suivent dans les airs le soleil, la lune et les autres astres, la formation des montagnes, celle des fleuves, des Nymphes et des animaux. Il chantait encore comment Ophyon et Eurynome, fille de l'Océan, régnèrent sur l'Olympe, jusqu'à ce qu'ils en furent chassés et précipités dans les flots de l'Océan par Saturne et Rhéa, qui donnèrent des lois aux heureux Titans. Jupiter était alors enfant ; ses pensées étaient celles d'un enfant. Il habitait dans un antre du mont Dicté, et les Cyclopes n'avaient point encore armé ses mains de la foudre, instrument de la gloire du souverain des dieux. Orphée avait fini de chanter, et chacun restait immobile. La tête avancée, l'oreille attentive, on l'écoutait encore, tant était vive l'impression que ses chants laissaient dans les âmes. […] Tels que des jeunes gens qui, dansant au son du luth autour de l'autel d'Apollon, soit à Delphes, soit à Délos, ou sur les bords de l'Isménus, attentifs aux accords de l'instrument sacré, frappent en cadence la terre d'un pied léger : tels les compagnons de Jason, au son de la lyre d'Orphée, frappent tous ensemble les flots de leurs longs avirons. […]

Orphée chante en s'accompagnant de sa lyre

Orphée célébrait alors sur sa lyre l'illustre fille de Jupiter, Diane, protectrice des vaisseaux, qui se plaît à parcourir ces rivages, et veille sur la contrée d'Iolcos. Attirés par la douceur de ses chants, les monstres marins et les poissons mêmes, sortant de leur retraite, s'élançaient tous ensemble à la surface de l'onde et suivaient en bondissant le vaisseau, comme on voit dans les campagnes des milliers de brebis revenir du pâturage en suivant les pas du berger qui joue sur son chalumeau un air champêtre. 

Chant 4 :

Passage près de l'île des Sirènes

Le lendemain, aussitôt que l'aurore eut frappé de ses rayons le sommet des cieux, on se rembarque à la faveur du zéphyr, on lève avec joie les ancres et on déploie les voiles. Le vent qui les enfle porte bientôt le vaisseau à la vue d'une île couverte de fleurs, et d'un aspect riant.  Elle était habitée par les Sirènes, si funestes à ceux qui se laissent séduire par la douceur de leurs chants. Filles d'Achéloüs et de la Muse Terpsichore, elles accompagnaient autrefois Proserpine et l'amusaient par leurs concerts avant qu'elle eût subi le joug de l'hymen. Depuis, transformées en des monstres moitié femmes et moitié oiseaux, elles étaient retirées sur un lieu élevé, près duquel on pouvait facilement aborder. De là, portant de tous côtés leurs regards, elles tâchaient d'arrêter les étrangers qu'elles faisaient périr en les laissant consumer par un amour insensé. 

Butès se laisse charmer par la douceur de leur voix. Chants d'Orphée

Les Argonautes, entendant leurs voix, étaient près de s'approcher du rivage, mais Orphée prenant en main sa lyre, charma tout a coup leurs oreilles par un chant vif et rapide qui effaçait celui des Sirènes, et la vitesse de leur course les mit tout à fait hors de danger. Le seul Butés, fils de Téléon, emporté tout d'abord par sa passion, se jeta dans la mer, et nageait en allant chercher une perte certaine, mais la déesse qui règne sur le mont Éryx, l'aimable Vénus, le retira des flots et le transporta près du promontoire Lilybée.


 

 

Séquence 4 : Les réécritures du mythe d’Orphée dans Tous les matins du monde

 

Document complémentaire : Ovide, Métamorphoses

Livre X, traduction en ligne https://mediterranees.net/litterature/ovide/metamorphoses/livre10.html

 

 C'était le prélude d'un plus affreux malheur ; car tandis que la nouvelle épouse, accompagnée de la troupe des Naïades, court au hasard parmi les herbes fleuries, la dent d'un reptile pénètre dans son pied délicat. Elle expire. Quand le chantre du Rhodope l'eut assez pleurée à la face du ciel, résolu de tout affronter, même les ombres, il osa descendre vers le Styx par la porte du Ténare, à travers ces peuples légers, fantômes honorés des tributs funèbres ; il aborda Perséphone et le maître de ces demeures désolées, le souverain des mânes. Les cordes de sa lyre frémissent ; il chante :
«O divinités de ce monde souterrain où retombe tout ce qui naît pour mourir, souffrez que laissant les détours d'une éloquence artificieuse, je parle avec sincérité. Non, ce n'est pas pour voir le ténebreux Tartare que je suis descendu sur ces bords. Non, ce n'est pas pour enchaîner le monstre dont la triple tête se hérisse des serpents de méduse. Ce qui m'attire, c'est mon épouse. Une vipère, que son pied foula par malheur, répandit dans ses veines un poison subtil, et ses belles années furent arrêtés dans leur cours. J'ai voulu me résigner à ma perte ; je l'ai tenté, je ne le nierai pas : l'Amour a triomphé. L'Amour ! il est bien connu dans les régions supérieures. L'est-il de même ici, je l'ignore : mais ici même je le crois honoré, et si la tradition de cet antique enlèvement n'est pas une fable, vous aussi, l'Amour a formé vos noeuds. Oh ! par ces lieux pleins de terreur, par ce chaos immense, par ce vaste et silencieux royaume, Eurydice ! ... de grâce, renouez ses jours trop tôt brisés ! Tous nous vous devons tribut. Après une courte halte, un peu plus tôt, un peu plus tard, nous nous empressons vers le même terme... C'est ici que nous tendons tous... Voici notre dernière demeure, et vous tenez le genre humain sous votre éternel empire. Elle aussi, quand le progrès des ans aura mûri sa beauté, elle aussi pourra subir vos lois. Qu'elle vive ! c'est la seule faveur que je demande. Ah ! si les destins me refusent la grâce d'une épouse, je l'ai juré, je ne veux pas revoir la lumière. Réjouissez-vous de frapper deux victimes !»
Il disait, et les frémissements de sa lyre se mêlaient à sa voix, et les pâles ombres pleuraient. Il disait, et Tantale ne poursuit plus l'onde fugitive, et la roue d'Ixion s'arrête étonnée, et les vautours cessent de ronger le flanc de Tityus, et les filles de Bélus se reposent sur leurs urnes, et toi, Sisyphe, tu t'assieds sur ton fatal rocher. Alors, pour la première fois, des larmes, ô triomphe de l'harmonie ! mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides. Ni la souveraine des morts, ni celui qui règne sur les mânes ne peuvent repousser sa prière. Ils appellent Eurydice. Elle était là parmi les ombres nouvelles, et d'un pas ralenti par sa blessure, elle s'avance. Il l'a retrouvée, mais c'est à une condition. Le chantre du Rhodope ne doit jeter les yeux derrière lui qu'au sortir des vallées de l'Averne : sinon la grâce est révoquée.
Ils suivent, au milieu d'un morne silence, un sentier raide, escarpé, ténébreux, noyé d'épaisses vapeurs. Ils n'étaient pas éloignés du but ; ils touchaient à la surface de la terre, lorsque, tremblant qu'elle n'échappe, inquiet, impatient de voir, Orphée tourne la tête. Soudain elle est rentraînée dans l'abîme. Il lui tend les bras, il cherche son étreinte, il veut la saisir ; elle s'évanouit, et l'infortuné n'embrasse que son ombre. C'en est fait ! elle meurt pour la seconde fois : mais elle ne se plaint pas de son époux. Et de quoi se plaindrait-elle ? Il l'aimait. Adieu ! ce fut le dernier adieu, et à peine parvint-il aux oreilles d'Orphée : déjà l'Enfer a reconquis sa proie.
Orphée demeure glacé. Perdre deux fois sa compagne ! Il est là, comme ce berger pusillanime à la vue des trois têtes de Cerbère enchaîné. La terreur n'abandonne l'infortuné qu'avec la vie. Son corps se transforme en pierre.

 

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