incipit de Tous les matins du monde

lecture analytique 1

Quelques compléments au cours :

à l’ouverture du livre, une fermeture. Au seuil de l’oeuvre, la mort.

 

I. Le deuil impossible

 

1. la présence de l’absente

> écriture de l’ellipse, qui est un blanc au cœur de la narration, l’inscription du traumatisme dans la phrase. L’essentiel n’est pas raconté, la mort de Mme de Sainte Colombe est évacuée…

> une présence fantomatique : « le souvenir de cette dernière était intact en lui » : le souvenir est sujet de la phrase, comme s’il était autonome. « son apparence était toujours dans ses yeux… sa voix chuchotait toujours à son oreille » : il y a une sorte de déni de la réalité, qui accorde une présence fantomatique à Mme de Sainte Colombe.

> un travail de deuil sous le signe de la culpabilité : « il ne pouvait contenir le regret de ne pas avoir été présent quand sa femme avait rendu l’âme » : l’absence de Sainte Colombe fait écho à la présence de sa femme dans un contrepoint morbide. « Sa femme était déjà revêtue et entourée des cierges et des larmes » : elle appartient au monde de la représentation, elle n’est plus réelle… Comparable à une Madeleine de La Tour, elle n’a plus que la présence d’une image fascinante.

 

2. un temps figé, circulaire

> le temps n’avance plus : « Au printemps de 1650 Mme de Sainte Colombe mourut » : le printemps, saison d’ouverture de l’année, au seuil du livre, est sous le signe de la fermeture des horizons. Cette date sert de point de repère : « au bout de trois ans… au bout de cinq ans… deux années après la mort… les deux saisons qui suivirent la disparition… » : les repères spatio-temporels disent l’impossibilité de s’éloigner de cette date fondatrice, et le récit revient sur cet événement.

> une éternité de souffrance : le passé simple « M de Sainte Colombe ne se consola pas de la mort de son épouse » oppose la brièveté de la mort à l’imparfait qui étale la durée de la souffrance « Il l’aimait ». Le temps devient alors étale, « il travailla des années durant », « il s’exerça jusqu’à quinze heures par jour » : on est sous le signe d’une répétition infernale. Les filles, qui pourraient ouvrir sur un temps nouveau, ressemblent à leur père, on est dans l’imitation, la répétition… La musique apparaît comme l’art du ressassement plus qu’une libération

 

3. l’oubli de soi et la mélancolie

> portrait du mélancolique : « il était le plus souvent taciturne », « Sainte Colombe s’enferma chez lui », « il trouva une corde basse… afin de lui procurer un tour plus mélancolique », « un homme qui est concentré dans sa prière » : l’enfermement est récurrent, à travers les images comme le « Tombeau des Regrets »

> l’atmosphère est également nocturne : la mort de Sainte Colombe et de l’ami de M Vauquelin se situe aux alentours de minuit. Les actions décrites sont souvent nocturnes, « Sainte Colombe allait s’asseoir le soir », « après que Guignotte les avait couchées... »

L’impossibilité d’oublier l’autre mène à l’oubli de soi.

 

II. La musique d’un avatar d’Orphée

 

1. reprise du mythe de la descente aux enfers

> Les lieux sont symboliques : « le jardin était étroit et clos jusqu’à la rivière », qui rappelle le Styx. « il y avait des saules sur la rive et une barque » qui rappelle Charon. Enfermé dans son domaine, Saint Colombe « n’allait ni à Paris, ni à Jouy », l’espace devient négatif, une sorte de tombe qui s’oppose à l’ « engouement à Londres et à Paris… Notons que M. De Bures logeait « dans le cul de sac de la rue Saint Dominique d’Enfer ». Enfin, « il avait fait bâtir une cabane dans le jardin, dans les branches d’un grand mûrier » : univers de l’entrelacs… (qui s’oppose au chemin qui va vers Paris, qui peut figurer le trajet vers les enfers.)
> La musique développe ce motif infernal « il composa le Tombeau des regrets ». Il ajoute « une corde basse », afin de descendre « plus grave ».

 

2. un inventeur inspiré

> De même qu’Orphée invente la lyre, on insiste sur l’invention de Sainte Colombe : « il trouva une façon différente de tenir la viole », « il ajouta une corde basse », « il perfectionna la technique de l’archet... » : on montre à quel point il approfondit son art, et les verbes d’action témoignent de cette activité créatrice.

> « c’était un maître réputé », « devint un maître connu » : à la « voix humaine » qu’il fait sortir de son instrument répondent les voix des élèves tels que Côme le Blanc, qui répondent d’admiration. On a ainsi un échange qui s’établit grâce à l’art qui sublime l’impossibilité de parler « il n’ouvrit pas la bouche »… Cet échange est manifeste avec ses filles, avec lesquelles il semble surtout communiquer de manière musicale.

 

3. la musique comme chant divin

> On note à quel point il fait corps avec son instrument à travers tout un champ lexical (genoux mollet, la main, l’index, le médius) : la musique devient douée de caractéristiques humaines (soupir / sanglot / cri de guerre / souffle d’enfant / râle de plaisir / gravité de la prière). L’instrument fait passer des sensations corporelles aux sentiments.

> les caractéristiques de la musique nous amènent au bord du fantastique : « il arrivait à imiter toutes les inflexions de la voix humaine », on est dans une forme d’animation de la matière, dans un acte de genèse, où le créateur est aussi un avatar du Créateur.

 

III. Construction d’une figure mythique

 

1. l’inscription dans le 17ème siècle

> le contexte apparaît dès la première phrase : 1650, on est à la moitié du 17ème, entre la période baroque et la période classique, dans un entre-deux, sur un seuil. On est surtout dans le motif du retrait du monde, dans l’idéal d’un otium et de la méditation.

> la noblesse transparaît dans la liste des noms à particules, et dans l’arrière plan constituant les activités nobles (la chasse la musique) et le jansénisme de Port Royal est évoqué à travers l’éducation des filles.

 

2. une onomastique symbolique

> « Sainte Colombe » fait entendre de façon redondante une connotation religieuse, et une élévation mystique. Le nom, tout lumineux, comme la réputation assurée par Côme Le Blanc le père, est en opposition avec le destin funèbre du personnage. Entre ombre et lumière, entre paradis et enfer.

> Les noms des filles évoquent Madeleine, personnage religieux qui incarne la repentance, celle qui a connu une vie de débauche et une vie de prière…. et Toinette, qui renvoie plutôt à la comédie de Molière…

 

3. un portrait fragmenté

>le point de vue alterne entre point de vue interne et point de vue externe : on n’a qu’un accès partiel aux pensées du personnage, par touches fugitives et abstraites « il était content de l’élégance avec laquelle ses filles les résolvaient ». C’est un personnage qui échappe, insaisissable.

> un tableau par touches successives, dans la lignée de La Tour.

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