séance 8 : l'amour, entre art de la chasse et art de la guerre

l'amour entre l'art de la chasse et l'art de la guerre dans le discours de Valmont

Lettre 2I. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

[…] Je m'assurai qu'il n'y eût dans cette maison aucune femme ou fille dont l'âge et la figure pussent rendre mon action suspecte; et, quand je fus bien informé, je déclarai à souper mon projet d'aller à la chasse le lendemain. […] Je n'avais garde de m'y rendre, comme vous pouvez croire, et je résistai de même à une petite diatribe contre la chasse et les chasseurs, et à un petit nuage d'humeur qui obscurcit, toute la soirée, cette figure céleste. Je craignis un moment que ses ordres ne fussent révoqués, et que sa délicatesse ne me nuisît. Je ne calculais pas la curiosité d'une femme; aussi me trompais-je. Mon chasseur me rassura dès le soir même, et je me couchai satisfait. [...]

J'entre en chasse, et marche à travers champs vers le village où je voulais me rendre, sans autre plaisir, dans ma route, que de faire courir le drôle qui me suivait, et qui, n'osant pas quitter les chemins, parcourait souvent, à toute course, un espace triple du mien. A force de l'exercer, j'ai eu moi-même une extrême chaleur, et je me suis assis au pied d'un arbre. N'a-t-il pas eu l'insolence de se couler jusque derrière un buisson qui n'était pas à vingt pas de moi, et de s'y asseoir aussi? J'ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui, quoique de petit plomb seulement, lui aurait donné une leçon suffisante sur les dangers de la curiosité: heureusement pour lui, je me suis ressouvenu qu'il était utile et même nécessaire à mes projets; cette réflexion l'a sauvé.

Du château de... 18 août 17**.

Lettre 23. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Quelle est donc notre faiblesse! quel est l'empire des circonstances! si moi-même, oubliant mes projets, j'ai risqué de perdre, par un triomphe prématuré, le charme des longs combats et les détails d'une pénible défaite; si, séduit par un désir de jeune homme, j'ai pensé exposer le vainqueur de Mme de Tourvel à ne recueillir, pour fruit de ses travaux, que l'insipide avantage d'avoir eu une femme de plus! Ah! qu'elle se rende, mais qu'elle combatte; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de résister; qu'elle savoure à loisir le sentiment de sa faiblesse, et soit contrainte d'avouer sa défaite. Laissons le braconnier obscur tuer à l'affût le cerf qu'il a surpris; le vrai chasseur doit le forcer. Ce projet est sublime, n'est-ce pas? mais peut-être serais-je à présent au regret de ne l'avoir pas suivi, si le hasard ne fût venu au secours de ma prudence.

Du château de... le 19 août 17** à 3 heures du matin.

Lettre 96. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

[…] Dans son effroi mortel, elle veut tenter encore de retourner en arrière; elle épuise ses forces pour gravir péniblement un court espace; et bientôt un magique pouvoir la replace plus près de ce même danger qu'elle venait de fuir avec tant d'efforts. Alors n'ayant plus que moi pour guide et pour appui, sans songer à me reprocher davantage une chute inévitable, elle m'implore pour la retarder.

[…] Déjà vous cherchez par quel moyen j'ai supplanté si tôt l'amant chéri; quelle séduction convient à cet âge, à cette inexpérience. Epargnez-vous tant de peine, je n'en ai employé aucune. Tandis que, maniant avec adresse les armes de votre sexe, vous triomphiez par la finesse; moi, rendant à l'homme ses droits imprescriptibles, je subjuguais par l'autorité. Sûr de saisir ma proie, si je pouvais la joindre, je n'avais besoin de ruse que pour m'en approcher, et même celle dont je me suis servi ne mérite presque pas ce nom.

Du château de... Ier octobre 17**

Lettre I25. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Jusque-là, ma belle amie, vous me trouverez, je crois, une pureté de méthode qui vous fera plaisir; et vous verrez que je ne me suis écarté en rien des vrais principes de cette guerre, que nous avons remarqué souvent être si semblable à l'autre. Jugez-moi donc comme Turenne ou Frédéric. J'ai forcé à combattre l'ennemi qui ne voulait que temporiser; je me suis donné, par de savantes manœuvres, le choix du terrain et celui des dispositions; j'ai su inspirer la sécurité à l'ennemi, pour le joindre plus facilement dans sa retraite; j'ai su y faire succéder la terreur, avant d'en venir au combat; je n'ai rien mis au hasard, que par la considération d'un grand avantage en cas de succès, et la certitude des ressources en cas de défaite; enfin, je n'ai engagé l'action qu'avec une retraite assurée, par où je puisse couvrir et conserver tout ce que j'avais conquis précédemment. C'est, je crois, tout ce qu'on peut faire; mais je crains, à présent, de m'être amolli comme Annibal dans les délices de Capoue.

Voilà ce qui est arrivé depuis.

Paris, 29 octobre 17**.

Lettre I53. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

J'ajoute donc que le moindre obstacle mis de votre part, sera pris de la mienne pour une véritable déclaration de guerre: vous voyez que la réponse que je vous demande, n'exige ni longues ni belles phrases. Deux mots suffisent.

Réponse de la Marquise de Merteuil écrite au bas de la même lettre.

Hé bien! la guerre.

 

1. Des métaphores nobles et ignobles

Ces deux métaphores de la guerre et de la chasse sont abondamment utilisées dans les liaisons dangereuses, elles font de la femme à conquérir soit un gibier à abattre soit un ennemi à vaincre. Valmont use et abuse de ces deux métaphores qui rappellent les deux principales occupations de la noblesse (d'épée).

En faisant de l'amour un champ de bataille ou une partie de chasse, la noblesse est donc pervertie, détournée de sa grandeur originelle. La dimension épique qui ornait jadis les exploits des héros devient burlesque ou parodique, et les héros descendent de leur piédestal. Il n'est alors pas anodin que Valmont meure dans un duel… il est incapable de se hisser au niveau de gloire de ses illustres prédecesseurs.

La progression thématique fait succéder la métaphore guerrière à la métaphore cynégétique (de la chasse) : la dégradation de la femme est ainsi de plus en plus violente, dramatique, tragique...

 

2. Deux sources mythiques :

Deux couples mythologiques ordonnent cette double métaphore de la guerre et de la chasse, le couple Vénus et Mars, et le couple Diane et Actéon. Vénus incarne l’amour et Mars la guerre, Diane rebelle à l’amour des hommes est une grande chasseresse, Actéon qui a aperçu sa nudité deviendra victime et gibier sous la forme d’un cerf, alors qu’il était auparavant chasseur. Il mourra déchiré par ses propres chiens. Diane comme Vénus inverse un rapport de force, le guerrier vainqueur est vaincu par le désir d’amour, le chasseur traquant le gibier devient lui-même gibier traqué et déchiré. Ce sont donc deux mythes de l'inversion des rôles, et il s'agit bien d'une guerre des sexes pour Merteuil qui entend prendre une revanche sur la domination masculine.

 

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