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lecture analytique

la mort de Bocchoris

Sésostris, roi idéal qui fait de son royaume une utopie, est mort subitement. Son fils, Bocchoris, lui succède, et devient l’exemple du tyran, opposé à son père dont il est le double négatif. Télémaque le décrit d’une formule lapidaire : « C’était un monstre, et non pas un roi ». C’est le monde à l’envers, l’enfer qui règne sur la terre : le locus amoenus devient locus horribilis. La guerre civile succède à l’harmonie, les mauvais conseillers enfermés par Sésostris prennent le pouvoir, et font enfermer Télémaque. Du haut d’une tour, Télémaque assiste ainsi à une scène de combat. Au bon roi, qui aura eu une vie longue, succède la mort brutale du tyran. On a ainsi la description expressive d’un paysage et d’un personnage, un véritable tableau visant à produire une leçon morale.

 

I. Un tableau réaliste et psychologique

une hypotypose, annoncée par « je voyais » qui ouvre l’extrait, soulignée par le démonstratif « ce roi », qui héroïse et crée un effet de présence du personnage évoqué comme un chef de guerre. La comparaison au dieu Mars souligne la puissance hyperbolique du personnage. Les couleurs dominantes sont le noir et le rouge, conférant une atmosphère apocalyptique à la scène. On a des effets de gros plan, avec la focalisation sur les roues, le sang… On retrouve cette focalisation lors de la mort de Bocchoris : « je le vis périr : le dard d’un Phénicien perça sa poitrine », et bien sûr lorsque la tête est montrée en spectacle, dans un geste qui rappelle les tableaux du Caravage (David et Goliath)

Un portrait : « ce jeune roi, bien fait, vigoureux, d’une mine haute et fière, avait dans ses yeux la fureur et le désespoir ». La phrase est en 2 parties, l’une positive désignant l’apparence du personnage, l’autre négative, concernant l’intériorité de Bocchoris ; comme dans la phrase suivante « il était comme un beau cheval qui n’a pas de bouche » : un cheval qui ne peut avoir de mors, qui ne peut être guidé. On a un déséquilibre entre le portrait physique et le portrait moral, qui aboutit à une animalisation. Le personnage est à l’opposé de l’idéal de la modération, qui se définit comme la maîtrise de soi par la raison, par la capacité à faire coïncider ce qu’on paraît avec ce qu’on est. Un anti-portrait : le personnage est alors progressivement défiguré, détruit. On peut noter l’importance des négations qui disent ce que le personnage n’a plus, n’est plus. De plus le personnage est isolé au milieu de la foule, incapable de communiquer avec ses hommes. Dans un renversement de situation pathétique, celui qui se croyait tout puissant devient dépendant des autres « dont il avait le plus grand besoin ».

Une peinture baroque de la passion : le personnage est souvent animalisé, à travers l’image du cheval, à travers le vocabulaire qui rappelle cet animal (« ses désirs fougueux »), et à travers la métaphore « son orgueil furieux en faisait une bête farouche », où les sonorités en [f] font entendre le bruit de la bête. Le personnage meurt piétiné par les chevaux, dans une sorte de justice divine qui fait coïncider le personnage avec lui-même. Les verbes traduisent la perte de la maîtrise de soi (enivré, s’enflammaient) et le rythme des phrases, marqué par la juxtaposition, suggère l’idée d’impulsivité. On est dans l’univers du déséquilibre : « la moindre résistance enflammait sa colère » : le personnage est incapable de raisonner, la raison suppose un art de peser, c’est l’art de la proportion, quand le personnage incarne la disproportion de l’hubris. On est dans l’univers du paradoxe dé-raisonnable « il prenait toujours des partis extrêmes contre ses véritables intérêts ».

 

II. Une scène symbolique

Le thème du sang est premier. Le sang du tyran ne vient pas de la circulation dynastique, ce n’est pas le sang royal, irrigation divine du corpus mysticum capable d’exprimer la noblesse du cœur. Le peuple pleurait Sesostris comme son père, celui qui donne son sang. Mais le sang du prince ne nourrit pas le corps du peuple, au contraire, il le vampirise, et son sang est impur. À la tête de son char, il accélère l’hémorragie de son peuple et démultiplie sa propre ivresse à jouir du sang de ses victimes. Aux images euphoriques des bonnes circulations qui promettent la fertilité (irrigation qui caractérise l’Egypte), le tyran oppose une propagation anarchique « des ruisseaux de sang coulaient autour de lui ; les roues de son char étaient teintées d’un sang noir, épais et écumant ; à peine pouvaient-elles passer sur des tas de corps morts écrasés ». Le sang versé, trop versé, bouillonne et s’empâte. Les sonorités agressives soulignent un bégaiement terrible, sorte d’aphasie devant un spectacle horrifiant.

La tête du tyran est décapitée. C’est la métaphore du symbole du pouvoir, le lieu de la maîtrise de soi, dont le tyran était précisément incapable. Le tyran est un roi qui a perdu la tête… La tête est ensuite montrée, exhibée « yeux éteints et fermés » : on insiste sur l’aveuglement du tyran, qui est ainsi mise en scène, cet aveuglement qui fait que Bocchoris fait primer les passions (du corps) sur sa raison (la tête). Bocchoris avait « la bouche entr’ouverte, qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées » : lieu de l’ordre visant la soumission, cette bouche qui vampirise est interromue dans sa logorrhée, et le tyran n’aura donc pas le dernier mot. Enfin, le « visage pâle et défiguré » témoigne de la violence de cette mort spectaculaire.

Geste spectaculaire, comme le fait Persée avec la tête de Méduse, qui devient un geste sacré. Ce sacre inversé, qui substitue au couronnement la décapitation répond à un sacrifice expiatoire. La tête de Bocchoris, nageant « dans le sang », restitue le sang injustement répandu. La plaie coule infiniment, comme un stigmate christique, pour purifier et purger le sang royal de sa monstruosité. Un nouveau roi (Télémaque?) pourra dès lors être mis sur le trône, ce sang permettant également de baptiser le prochain souverain.

 

III. Une scène éducative

La décapitation de Bocchoris est destinée à instruire Télémaque, qui tire lui-même la moralité.

L’image est médusante : elle rompt le cours du temps, et prend une valeur d’éternité, fixée dans la mémoire et dans le langage. Le récit fait à Calyspo est d’une précision telle que Télémaque semble revivre la scène. Et cette scène passée se poursuit au présent d'énonciation, avant d'être prolongée dans un futur indéterminé « je me souviendrai toujours... ». Le récit de la tête coupée est bien une hypotypose, une image qui agit. La tête sur laquelle on se focalise prend même des allures de fétiche, c’est-à-dire d’image dégradée de la royauté, qui ne doit conduire à aucune fascination. Objet distancié à travers les démonstratifs, la tête est rejetée à la troisième personne, la non personne. Bien plus, l’événement fait passer Télémaque d’un je passif, spectateur, au je de la conscience de soi, le je du roi. Il faut apprendre à voir les vérités en face...

Une image éducative : on insiste sur la mauvaise éducation de Bocchoris dont les « maîtres avaient empoisonné son beau naturel ». Dans un livre qui évoque l’éducation des princes, la peinture de la mauvaise éducation est effrayante pour le destinataire. On voit également un portait du mauvais maître dans le dyptique qui oppose « ses plus fidèles serviteurs étaient réduits à s’enfuir, il n’aimait plus que ceux qui flattaient ses passions ». Bocchoris préfère le maître qui flatte au lieu de reprendre, celui qui ne censure pas, celui qui, au sens étymologique, n’éduque pas (Bocchoris, sur son char, sort du chemin) : il y a la nécessité d’une éducation sévère, chez Fénelon, avec l’idée qu’on apprend de ses erreurs et de ses malheurs (c’est la leçon de Télémaque dans le livre 2, lorsque le héros se retrouve berger). On retrouve l’idée qu’éduquer, c’est sublimer (transformer le malheur en une épreuve à surmonter, afin de se surpasser). Autrement dit, la tête du tyran a une valeur cathartique : l’image purge la passion du pouvoir, et donne la force de résister à la tentation de la tyrannie.

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