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la voyance : documents complémentaires

La lettre du Voyant à Paul Demeny et Voyelles

Lettre du voyant à Paul Demeny (extrait)

 

[...]

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !

[...]

 

Un engagement poétique :

- Rimbaud tient un discours engagé qui prend des allures de manifeste, de combat. Le présent de vérité générale ou le futur témoignent de la fermeté du propos. Il fait la leçon à son professeur avec un ton didactique, voire dogmatique (voc de la connaissance, description d'une méthode…)

- les rythmes rendent compte d'une pensée qui se cherche, qui se reformule (il l'inspecte, il la tente, l'apprend… il faut être voyant, se faire voyant...)

- Surtout, tout un réseau d'oppositions traduit une lutte intérieure : le « je » / les autres « auteurs », le « raisonné / dérèglement », « grand malade / suprême Savant », « bondissement / affaissé ».

> le but est d'agir sur soi : le verbe « faire » signifie cette métamorphose : « il s'agit de faire l'âme monstrueuse », « se faire voyant »… on est dans la fabrication de soi, d'une identité à conquérir, jusqu'à ce que Je soit Un Autre. « se faire l'âme monstrueuse » = expression qui montre à quel point il faut devenir autre, et même tout autre.

 

La quête de l'inconnu :

- L'ambition du poète est marquée par la démesure, l'excès, la folie. Son discours relève de l'hyperbole et de l'énumération « toutes les formes d'amour, de souffrance, de folies... ». Les phrases ont un rythme de plus en plus ample et on va de plus en plus vers l'exclamation.

- Surtout, les phrases deviennent polysémiques : « dérèglement de tous les sens » : sens moral du criminel et du maudit ? Sens / signification ? Sens / les cinq sens ?… De même, les « horizons » évoqués sont particulièrement abstraits, évoquent-ils un futur ?

- Son discours est volontiers mystérieux, avec des références alchimiques. Les comprachicos font référence à Hugo (l'homme qui rit), la transformation du poison en quintessence rappelle la pratique alchimiste, avec l'image du Savant. La figure énigmatique du savoir est soulignée par les préfixes négatifs « Ineffable torture… l'inconnu… les choses inouïes et innombrables »…

> vision et voyance : il s'agit de faire surgir le nouveau. L'inconnu est donc saisi dans un « bondissement », dans l'énergie de la révolte.

 

« Voyelles »

 

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,

Je dirai quelque jour vos naissances latentes :

A, noir corset velu des mouches éclatantes

Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

 

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,

Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles

Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

 

U, cycles, vibrements divins des mers virides,

Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides

Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

 

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,

Silences traversés des Mondes et des Anges ;

- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

 

l'expérience de la voyance, la recherche d'une nouvelle voie / voix

 

Il s'agit d'aller de l'alpha à l'oméga… donc de tout dire, de recréer l'univers dans une nouvelle version, dans une vision personnelle. Idée d'une totalité comprise dans la forme close du poème, (Arthur Rimbaud : de A à O). Il s'agit aussi de parcourir tout le spectre des couleurs : la voyance ne peut se dire sans un dictionnaire visuel : chaque couleur sera nuancée, contrastée... Le poème fonctionne ainsi sur le système de la synesthésie, de l'association d'un son et d'une couleur.

 

Le texte se présente alors comme une incantation, où chaque lettre est décrite en fonction du réseau d'idées que le poète lui attribue. On est dans une nouvelle Genèse, le langage est en train de renaître (je dirai quelque jour vos naissances latentes). Il s'agit bien d'aller de la mort et de la pourriture vers un regard divin (du charnel au spirituel), du « ah ! », le cri de la surprise repoussante, au « Oh ! », devant la splendeur…

L'incantation est renforcée par la syntaxe dépourvue de verbe : sans action, le poème n'est que la nomination de chaque voyelle, sa description. L'incantation est d'autant plus présente que le ton oratoire du texte est souligné dans le dernier vers.

 

Incantatoire, le texte prend une dimension de plus en plus nettement mystique : les paysages se succèdent dans un mouvement de purification et d'élévation (golfes d'ombres, sang craché / mers virides / silences des mondes) à mesure que des références à l'au-delà se précisent (alchimie / Anges / Yeux… de la vision). L'arc en ciel des couleurs relie terre et ciel, sons et sens, et au-delà, l'arc en ciel, c'est un peu Rimbaud, (rainbow), la figure du démiurge.

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