une charogne

entrainement au commentaire

Baudelaire travaille ici un topos littéraire : la déclaration d’amour à la femme aimée sous la forme d’une vanité. Ce motif a été très utilisé par les poètes de la Pléiade. Ainsi, on peut songer à l’intertexte de Ronsard, « Ode à Cassandre ». Baudelaire rompt avec la tradition poétique en mettant au cœur de son poème non pas la femme aimée comme le faisait Ronsard, mais la charogne elle-même, vision d’horreur... comment Baudelaire détourne le topos littéraire de l’adresse à la femme aimée pour se livrer à une célébration du laid, du répugnant et de la mort ?

 

I. Une scène d’un macabre obscène

1. un spectacle réaliste

Le texte glisse vers une vision toujours plus affreuse, dans un effet de gradation. Ainsi, l’expression « charogne infâme » au v. 3 annonce la suite du poème. La précision de la description réaliste qui suit vient lui donner de l’épaisseur avec tout un arsenal sensoriel visant à donner une idée concrète de cette vision. La 2ème strophe, faisant appel à l’odorat ou au toucher – « suant les poisons », « plein d’exhalaisons » - prépare l’image de la cuisson des chairs au soleil. La vision est précisée avec les démonstratifs : "une charogne infâme" devient en effet "cette pourriture" ou "ce ventreputride". Le nombre de larves est, de la même façon, renforcé au vers 21 par la reprise « tout cela » et au vers 25 par « ce monde » (scène obscène)

Le réalisme est exprimé de manière spectaculaire dans la 3ème strophe par l’opposition de registres de langue entre « le soleil rayonnait » qui appartient au grand style et « la cuire à point » qui tranche par son prosaïsme et son style familier. La 4ème strophe produit le même effet par le contraste entre la description méliorative du monde : « et le ciel regardait », « superbe », « comme une fleur s’épanouir » et les vers 15 et 16 indiquant la puanteur de la charogne. L’horreur de la vision est renforcée par la perception de la femme : « vous crûtes vous évanouir ».

 

2. la dé-composition

Dans les strophes 5 et 6, le poète montre la perte d’unité de la charogne : la vision disparaît sous le grouillement des larves : métaphore guerrière des armées de larves – « noirs bataillons / De larves» (l’horreur est soulignée par le rejet, mais la dislocation de la charogne est également suggérée)-, comparaison avec l’eau : « qui coulaient comme un épais liquide », « comme une vague » qui dilue les formes, verbes de mouvements – « descendait, montait », « s’élançait » qui suggèrent une métamorphose...

Dans les vers 29 à 36, le poète présente la disparition progressive de la charogne rendue par l’usage de l’imparfait à valeur durative : « Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve ». Les chairs que l’on voyait encore puis qui étaient ensevelies sous les larves ont désormais disparu pour laisser place au « squelette », v.35.

 

3. un érotisme macabre

La charogne personnifiée prend les attributs de la femme aimée. A travers la comparaison avec une prostituée au vers 5, l’usage de verbes d’action – « suant », « ouvrait », ainsi qu’à travers la personnification – « le ventre en l’air […] d’une façon nonchalante et cynique », la charogne est présentée dans une posture associant l’érotique (la charogne exhibe ses entrailles comme une femme son sexe) et le macabre. Les « exhalaisons » sont comme le parfum de la femme aimée, et cette identification est poussée à son terme à travers les deux comparaisons « vous serez semblable » et « telle vous serez ».

 

II. Une poésie ironique : reprise du carpe diem

1. effondrement du cadre bucolique

La 1ère strophe du poème peint d’abord un décor bucolique parcouru par le poète et la femme aimée. Le poète insiste sur le caractère paisible et agréable du cadre – « beau matin d’été si doux », « lit semé de cailloux » - qui réserve au promeneur des surprises – « au détour d’un sentier ». On a le thème de la promenade amoureuse avec le terme « sentier » et on retrouve l’importance de la nature : « le ciel regardait »- la personnification indique une concordance entre les personnages et l’attitude du monde tout entier. Cette participation du monde est lisible aux v. 24 à 28, à travers des images bucoliques : une comparaison avec une fleur, v.14, l’ « eau courante et le vent », v.26. Le poète parle des « rochers », v.33 et reprend le motif de « l’herbe et les floraisons grasses », v.43

Dans la 1ère strophe, le poète révèle le thème de son discours par le terme « objet » qui semble positif puisqu’il permet l’union entre le poète et la femme aimée : « Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme » : cet objet fait partie de l’expérience commune du poète et de la femme. Le marqueur temporel précis « ce beau matin d’été » semble indiquer de plus une trouvaille importante pour le couple, digne de rester dans leur mémoire. Ce n’est d’ailleurs qu’à la 4ème strophe que le poète réécrit cette rencontre et le lien qui s’est alors créé sur le mode… de l’évanouissement face à la puanteur de la charogne ! Dans les vers 15 à 16, l’enjambement permet ainsi de glisser du topos romantique de la femme aimée au sein de la nature « sur l’herbe » à l’évanouissement et au malaise ! Notons que l’évanouissement est une réécriture parodique de la pâmoison au Moyen Age.

 

2. une réécriture du motif amoureux

Le poème débute par l’inscription du couple par l’emploi de « vous », l’appel au souvenir commun, et l’exhortation – « dites », v.45. La femme est également désignée dans le poème de façon méliorative : « mon âme » (v.1), « étoile de mes yeux, soleil de ma nature » (v.39), « Vous, mon ange et ma passion » (v.40), « ô la reine des grâce » (v.41), « ô ma beauté » (v.45). On voit dans ces citations l’usage de la métaphore des astres mise en valeur par le parallélisme de construction. L’usage du pronom personnel « nous » et l’adjectif possessif « mon » ou « ma » associé à des termes comme « passion » montre un lien affectif exclusif.

Cependant, cette figure féminine est trop curieusement associée à la charogne pour que sa vision ne soit pas ironique. Ainsi, au vers 37, le poète compare cette femme à la charogne en la ravalant au rang d’ordure : « et pourtant vous serez semblable à cette ordure ». Dès lors les vers 39 et 40 ne peuvent s’entendre que sur le mode ironique, d’autant plus que « passion » est lié à « infection » par la rime et même par la diérèse, dans chaque cas. Dans les vers 41 à 44, la poète insiste sur l’antithèse entre « reine des grâces » et « moisir parmi les ossements ». Dans la dernière strophe, on observe un glissement du motif de l’amour à celui de la mort, d’Eros à Thanatos, puisque ce sont désormais les vers qui embrassent la femme aimée. De fait, l’amour lui-même semble mort dans le dernier vers : « de mes amours décomposés ! ».

 

3 . disparition de la femme

En réalité, l’adresse à la femme aimée, suit, dans les 3 dernières strophes le mouvement de dégradation que l’on avait déjà dans les strophes consacrées à la charogne : la femme devient semblable à l’ « infection », puis disparaît sous terre, dévorée par la vermine.

 

III. Un art poétique diabolique

1. un tableau ironique

l’ironie à l’égard des poèmes dédiés à la femme aimée est perceptible dans les brusques changements de registre de langue : on passe d’un style élevé et noble à un style bas, qui donne dans le vulgaire au vers 3, dans l’érotique, dans la deuxième strophe, dans le prosaïque au vers 10, dans l’horrible aux vers 15 et 16. A chaque fois, ces changements provoquent aussi un effet déceptif au regard des attentes du lecteur devant la description de la nature et le thème du couple.

De même, comment ne pas voir une distance ironique dans la complaisance avec laquelle le poète décrit la charogne, usant d’un luxe de détails dans la 2ème strophe et d’une description horriblement enthousiaste dans les vers 17 à 24  on frôle ainsi la vision épique.

De même, Baudelaire joue sur les clichés poétiques : la célébration de la Nature devient un agent de pourrissement (v.11-12), la vision du corps animé par le souffle de l’esprit, thème romantique et emprunté à la Bible devient parodique : dans les vers 23-24, le souffle devient… le mouvement des vers ! Le poète reprend aussi la célébration du mouvement et de la musique du monde, sauf que cette musique, aux vers 25-26 est celle des larves.

Enfin, Baudelaire reprend l’image de la disparition, de l’anéantissement dans la mort ou l’oubli, au vers 29 mais en fait une disparition par dévoration des vers… Cette mise à distance permanente montre que Baudelaire réfléchit ici à son art, à ce qu’est l’acte poétique, à la question de la beauté.

 

2. une mise en abyme de la création poétique

Avec ironie, le poète montre la carcasse reprenant un aspect vivant, traversée par la vermine : « vivants haillons », « enflé d’un souffle vague », « vivaient en se multipliant ». La mort devient un lieu de fécondité… Le poète donne un indice explicite de cette réflexion sur l’art et la beauté : aux vers 29-32, la charogne est en effet comparée à l’œuvre inachevée d’un peintre : « rêve », « ébauche lente à venir », « sur la toile oubliée », « que l’artiste achève », « seulement par le souvenir ». La charogne est donc l’œuvre de la Nature, œuvre que le poète reproduit par son art. Le poème célèbre d’ailleurs l’acte créateur par la permanence que celui-ci suppose chez le créateur : à l’image de la Nature, le poète a une permanence, échappe pour une part au temps et à la mort et est capable de fixer la vie éphémère dans l’éternité : « j’ai gardé la forme et l’essence divine / De mes amours décomposés » (v.47-48). Il s’oppose donc à la condition de la femme mortelle. Le poète, par son art, est présenté comme un être supérieur, comparable à Dieu : il garde de ses amours l’ « essence divine » dont l’adjectif s’oppose de façon provocante à « vermine » : v.45 et 48. La réflexion sur l’art s’approfondit avec l’interrogation sur l’acte de représentation du monde réel. Un poète peut-il tout décrire ? Doit-il se cantonner à des choses belles ? Baudelaire montre que la beauté en art vient non pas de l’objet mais du travail de métamorphose que la forme du texte fait subir au réel. Ainsi, la beauté peut naître comme ici du laid, de l’horrible, de l’écœurant. De même, Baudelaire dissocie la réussite littéraire et toute intention moralisante : la puissance de l’évocation vient également de la célébration de toute forme du Mal (pornographie, mort…).

 

3. la mort (expiration) comme renouvellement de l’inspiration

Baudelaire renverse le motif du carpe diem : comme dans le poème de Ronsard, les vanités soulignent le caractère éphémère de la vie et de la beauté et invite la femme à cueillir le jour pendant qu’il en est encore temps, à profiter du temps présent. Or, ici, le message final s’inverse puisque la femme est perdue corps et âme mais que le poète a réussi à prélever la quintessence de leur amour et à lui donner une forme éternelle. On aboutit à une célébration paradoxale de la mort, à travers la description enthousiaste de la charogne et l’adresse à la femme aimée. Baudelaire utilise le thème baroque de la métamorphose : la mort, par le retour à la Nature, permet de nouvelles formes de vie : comparaison avec la fleur qui s’épanouit, v.14, et mouvement des larves (§ 5 et 6). Le poète insiste sur la symbiose entre des éléments différents : l’eau, l’air, le feu (avec la cuisson) et la terre. Mais ici, le thème du memento mori ne donne pas lieu à une déploration comme chez Ronsard (« las ! ») mais à une célébration paradoxale : modalité exclamative, futur de certitude, image de l’amour au sein de la mort : « qui vous mangera de baisers ». Ce n’est plus Eros que le poète célèbre mais bien la conversion d’Eros en Thanatos. Les deux ne sont plus opposés mais réunis.

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