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Voyage au bout de la nuit

Une parodie de descente aux enfers

I. Une description fantastique

 

1. Le cadre spatio-temporel devient surnaturel

> l’horloge semble sonner le glas, « des heures et des heures encore à n’en plus finir » : allongement de la phrase qui rend compte de l’étirement infini du temps infernal. L’horloge semble d’ailleurs autonome, douée de conscience, avec la personnification « se mit à sonner ».

> Suit l’évocation du lieu « Nous venions d’arriver au bout du monde », on peut penser que c’est une métaphore, mais le narrateur nous ramène au sens littéral « on ne pouvait aller plus loin, parce qu’après ça, il n’y avait plus que les morts ». Ce lieu est sous le signe de la négation (ne plus, ne que)

> le mondes des vivants et des morts se superposent alors, se contaminent  les « Galeries Dufayel » évoquent des galeries souterraines, les panneaux publicitaires deviennent des « buissons de lumière », et « le cimetière d’à côté » devient un lieu particulièrement vivant (« il en venait et il en venait encore »)...

 

2. Une vision hallucinée

> Un défilé spectaculaire s’impose à la vue à travers les présentatifs et les démonstratifs : « Y en avait plein »… « il y en avait à présent des pleins nuages » : la tournure impose une présence et efface les signes de la narration. « à ceux-là », « ces salauds-là », « ces voyous-là » : le démonstratif met en spectacle les personnes désignées.

> un spectacle : « Nous étions bien placés pour les repérer » : le poste d’observation en hauteur (place du tertre) élargit le champ de vision. Il s’agit cependant d’un spectacle intérieur « du dedans et les yeux presque fermés » : il s’agit d’une plongée en soi, dans le gouffre de la (mauvaise) conscience.

> Les verbes de la vue sont ainsi à interpréter : « pour les apercevoir, les morts », il faut faire un travail sur soi, « j’en reconnaissais encore bien d’autres, des disparus, toujours d’autres… tellement nombreux qu’on a honte, vraiment, d’avoir pas eu le temps de les regarder pendant qu’ils vivaient » : le verbe reconnaître est à double sens : visuel, mais aussi moral, s’opposant au sentiment de la honte. « Ils étaient devenus des anges sans que je m’en soye aperçu » : finalement, le verbe de perception est utilisé à la forme pronominale, désignant bien un regard sur soi.

 

II. Une vision tragique de la condition humaine

 

1. une vision d’horreur

> les morts sont de plus en plus nombreux : on est dans un défilé infini « tellement nombreux » « des pleins nuages d’anges », « il en venait et il en venait encore » : c’est une sorte d’invasion, qui correspond à un sentiment d’envahissement.

> une description réaliste : l’évocation de la « fille pâle, vidée cette fois de toutes ses tripes », annonce d’autres corps en décomposition « aux plus sales et aux plus jaunes », pour finir dans une image où l’on zoome sur des « communards tout saignants qui ouvraient grande la bouche »

> l’enfer : une vision du gouffre intérieur, une descente dans les abîmes de l’inconscient.

 

2. Une vision mélancolique

> le temps devient circulaire, et le motif du cercle, qui referme les horizons, est obsédant.

> « des clientes auxquelles je ne pensais plus jamais » reviennent hanter l’ancien médecin. Le thème du temps, amorcé par l’horloge, est alors emblématique : « on n’a jamais assez de temps c’est vrai, rien que pour penser à soi-même » : la description se fait méditation sur la vanité, dans un memento mori qui sonne comme une pensée moraliste.

 

3. Une justice divine ?

> Molly « devait avoir un petit ciel rien que pour elle, près du Bon Dieu, tellement qu’elle avait toujours été gentille » : Sorte d’Ulysse recherché par Télémaque, Molly semble demeurer aux Champs-Élysées. Elle est en opposition avec la multitude (« rien que pour elle »), en opposition avec les valeurs morales (gentillesse qui s’oppose aux « extravagants » et « pas convenables »), la place fixe près du Bon Dieu s’oppose au mouvement des morts (« ils passaient juste au-dessus »...)

> Pourtant, l’enfer semble aussi habité par des innocents, à l’image de Bébert ou du nègre battu à mort. Bourreaux (comme Grappa, le curé) et victimes (de la Commune, par exemple) semblent ainsi peupler cet enfer où le salut semble être l’exception. On est dans une vision pessimiste où Dieu s’est retiré derrière les nuages…

 

III. Un parodie de descente aux enfers

 

1. On voit dans cet extrait une inversion parodique de descente aux enfers :

> le héros rencontre des morts non pas aux enfers, sous terre, mais dans le ciel. Les « nuages » et les « anges » relèvent d’un imaginaire céleste (en fait, on a une vision du paradis infernale, avec tous ces anges déchus).

> Ces morts ne sont pas des héros d’épopée mais des « coquins », des voyous ou des « miteux » qui sont devenus des anges. On peut parler aussi de parodie de nekuia puisque ce sont les pensées de Bardamu qui font surgir ces morts, tel un défilé grotesque... « Il faut savoir comment on les retrouve, c’est-à-dire du dedans et les yeux presque fermés ».

 

2. Autre inversion parodique, ce n’est plus le personnage qui traverse les enfers, ce sont les enfers qui traversent le personnage.

> Bardamu, en enfer, retrace son cheminement : c’est tout le roman qui vient se refléter ainsi dans l’extrait, à travers l’évocation de Bébert, Molly…

> Cependant, là où Ulysse avait une quête, Bardamu erre. « au-dessus de la ville en vadrouille » : l’enfer n’est pas ici un lieu de révélation, ou d’initiation, c’est au contraire un lieu où on n’apprend rien. « J’ai recherché Molly parmi eux… mais elle n’était pas venue avec eux » : les rencontres avec les morts sont manquées, ou limitées « on s’est même fait un petit signe tous les deux ». Les morts n’ont plus rien à dire : « qui ouvraient la bouche comme pour gueuler encore et qui ne pouvaient même plus... »

 

3. Une dimension comique, d’humour noir, est perceptible. Le registre de langue familier met à distance toute forme de sérieux « rien que la racaille et la clique de fantômes » vise à démythifier l’image du spectre. L’évocation du curé dont la « croix en or le gênait beaucoup pour voltiger d’un ciel à l’autre » fait entendre une ironie mordante et anticléricale.

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