lecture analytique 3

le portrait de Nana

 

Alors, il leva les yeux. Nana s’était absorbée dans son ravissement d’elle-même. Elle pliait le cou, regardant avec attention dans la glace un petit signe brun qu’elle avait au-dessus de la hanche droite ; et elle le touchait du bout du doigt, elle le faisait saillir en se renversant davantage, le trouvant sans doute drôle et joli, à cette place. Puis, elle étudia d’autres parties de son corps, amusée, reprise de ses curiosités vicieuses d’enfant. Ça la surprenait toujours de se voir ; elle avait l’air étonné et séduit d’une jeune fille qui découvre sa puberté. Lentement, elle ouvrit les bras pour développer son torse de Vénus grasse, elle ploya la taille, s’examinant de dos et de face, s’arrêtant au profil de sa gorge, aux rondeurs fuyantes de ses cuisses. Et elle finit par se plaire au singulier jeu de se balancer, à droite, à gauche, les genoux écartés, la taille roulant sur les reins, avec le frémissement continu d’une almée dansant la danse du ventre.

Muffat la contemplait. Elle lui faisait peur. Le journal était tombé de ses mains. Dans cette minute de vision nette, il se méprisait. C’était cela : en trois mois, elle avait corrompu sa vie, il se sentait déjà gâté jusqu’aux moelles par des ordures qu’il n’aurait pas soupçonnées. Tout allait pourrir en lui, à cette heure. Il eut un instant conscience des accidents du mal, il vit la désorganisation apportée par ce ferment, lui empoisonné, sa famille détruite, un coin de société qui craquait et s’effondrait. Et, ne pouvant détourner les yeux, il la regardait fixement, il tâchait de s’emplir du dégoût de sa nudité.

Nana ne bougea plus. Un bras derrière la nuque, une main prise dans l’autre, elle renversait la tête, les coudes écartés. Il voyait en raccourci ses yeux demi-clos, sa bouche entr’ouverte, son visage noyé d’un rire amoureux ; et, par derrière, son chignon de cheveux jaunes dénoué lui couvrait le dos d’un poil de lionne. Ployée et le flanc tendu, elle montrait les reins solides, la gorge dure d’une guerrière, aux muscles forts sous le grain satiné de la peau. Une ligne fine, à peine ondée par l’épaule et la hanche, filait d’un de ses coudes à son pied. Muffat suivait ce profil si tendre, ces fuites de chair blonde se noyant dans des lueurs dorées, ces rondeurs où la flamme des bougies mettait des reflets de soie. Il songeait à son ancienne horreur de la femme, au monstre de l’Écriture, lubrique, sentant le fauve. Nana était toute velue, un duvet de rousse faisait de son corps un velours ; tandis que, dans sa croupe et ses cuisses de cavale, dans les renflements charnus creusés de plis profonds, qui donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre, il y avait de la bête. C’était la bête d’or, inconsciente comme une force, et dont l’odeur seule gâtait le monde. Muffat regardait toujours, obsédé, possédé, au point qu’ayant fermé les paupières, pour ne plus voir, l’animal reparut au fond des ténèbres, grandi, terrible, exagérant sa posture. Maintenant, il serait là, devant ses yeux, dans sa chair, à jamais.

Mais Nana se pelotonnait sur elle-même. Un frisson de tendresse semblait avoir passé dans ses membres. Les yeux mouillés, elle se faisait petite, comme pour se mieux sentir. Puis, elle dénoua les mains, les abaissa le long d’elle par un glissement, jusqu’aux seins, qu’elle écrasa d’une étreinte nerveuse. Et rengorgée, se fondant dans une caresse de tout son corps, elle se frotta les joues à droite, à gauche, contre ses épaules, avec câlinerie. Sa bouche goulue soufflait sur elle le désir. Elle allongea les lèvres, elle se baisa longuement près de l’aisselle, en riant à l’autre Nana, qui, elle aussi, se baisait dans la glace.

 

 

Lecture analytique

 

I. Une femme narcissique.

a. La femme nue au miroir.

> Reprise d’un motif souvent exploité dans la peinture : la vanité, où la contemplation de soi. Entièrement plongée dans son image, Nana rejoue le mythe de Narcisse, et se complaît dans une auto-contemplation méthodiquement détaillée tout au long du texte : « Nana s’était absorbée dans son ravissement d’elle-même », « regardant avec attention dans la glace un petit signe brun », « elle étudia d’autres parties de son corps », « s’examinant de dos et de face » … cet auto érotisme semble même nier la part de l’autre dans le désir. Elle se suffit à elle-même.

> Nana étudie ses poses, devient une sorte d’actrice. Elle est ainsi réduite à un corps sans intériorité. Le point de vue est celui de Muffat, il n’y a que lui dont on connaisse les pensées. Nana est à proprement parler dépourvue de pensée, elle reste une pure extériorité, un simple corps objet. Le miroir permet d’opposer la présence du personnage et sa représentation : dans ce dédoublement, le corps devient manipulé, non naturel, obéissant à la maitrise de l’actrice.

 

b. Un plaisir pervers.

- Régression au stade de la découverte et de l’exploration enfantines du corps : « reprise de ses curiosités vicieuses d’enfant », « elle finit par se plaire au singulier jeu de se balancer », « elle se faisait petite, comme pour se mieux sentir ». Elle obéit au seul principe de plaisir.

- Enfance connotée par le lexique du jeu et de l’amusement : « drôle », « amusée », « rire amoureux », « en riant à l’autre Nana ».

- Enfance pervertie par la mise en scène délibérément érotique de ce jeu de « plaisir solitaire » en présence d’un homme : « l’air étonné et séduit d’une jeune fille qui découvre sa puberté », « le frémissement continu d’une almée dansant la danse du ventre », « Sa bouche goulue soufflait sur elle le désir ».

 

II. Un pouvoir d’envoûtement maléfique.

a. Un portrait de Nana sous le regard fasciné de Muffat.

- Choix de la focalisation interne souligné par la première phrase de l’extrait « Alors, il leva les yeux » et par la construction en alternance des paragraphes suivants qui sont tour à tour centrés sur le regard de Muffat et sur le spectacle de Nana.

- Muffat est maladivement subjugué par la vision de Nana nue : « Muffat la contemplait. Elle lui faisait peur. Le journal était tombé de ses mains [...] Et, ne pouvant détourner les yeux, il la regardait fixement », « Muffat regardait toujours, obsédé, possédé ».

 

b. Un homme sous emprise pulsionnelle.

- La comparaison du balancement de Nana au « frémissement continu d’une almée dansant la danse

du ventre » explicite la référence à Salomé dansant devant Hérodiade, figure mythique de femme fatale devenue un lieu commun dans la littérature et les arts de la fin de siècle.

- La vision de Nana annihile en Muffat tout contrôle rationnel : « Brusquement, tout fut emporté en lui, comme par un grand vent ».

- Le texte met ici en scène une double fascination, qui est aussi une double aliénation : Nana, fascinée par son image et prisonnière de son narcissisme, subjugue son amant dominé par de violents fantasmes et pulsions.

 

III. Une Belle métamorphosée en Bête.

a. Le glissement du réalisme au fantastique mythologique.

- Un texte exemplaire de l’écriture de Zola, dont le parti-pris naturaliste est souvent emporté par

une dimension visionnaire empreinte de références mythologiques.

- Ici, le regard effaré de Muffat, influencé par ses croyances religieuses, transforme Nana en une créature bestiale : « son chignon de cheveux jaunes dénoué lui couvrait le dos d’un poil de lionne », « Il songeait à son ancienne horreur de la femme, au monstre de l’Écriture, lubrique, sentant le fauve », « il y avait de la bête », « l’animal reparut au fond des ténèbres, grandi, terrible, exagérant sa posture ».

- Ce monstre est l’incarnation du diable, venu « du fond des ténèbres » pour tenter l’homme et prendre possession de son corps et de son âme : « maintenant, il serait là, devant ses yeux, dans sa chair, à jamais ».

 

b. Un fantasme de corruption universelle.

- Le portrait de Nana au miroir file la métaphore de la « mouche d’or ... envolée de l’ordure » et vouée à « empoisonner les hommes rien qu’à se poser sur eux » qui apparaît dans l’article de journal lu précédemment par Muffat.

- Lexique de la putréfaction et de l’empoisonnement : « en trois mois, elle avait corrompu sa vie, il se sentait déjà gâté jusqu’aux moelles par des ordures qu’il n’aurait pas soupçonnées. Tout allait pourrir en lui à cette heure ».

- Au-delà d’une vision idéologique très péjorative de la femme et de la sexualité, Nana est pour Zola le symbole de la corruption et de la décadence de la société française sous le second Empire, vouée à la mort par décomposition ... sous l’effet de la vérole (pour Nana) ou du désastre de Sedan (pour le Second Empire).

Commentaires

  • Ourida
    • 1. Ourida Le 26/03/2020
    Merci

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