dissertation

rappel du sujet : Le lecteur n'accorde-t-il d'intérêt au héros de roman qu'en fonction des épreuves qu'il affronte ?

proposition de corrigé

Le type de l’aventurier domine l’histoire du roman, depuis les romans de chevalerie de Chrétien de Troyes jusqu’aux sagas de Harry Potter. Héritier du héros des épopées et défini par ses exploits, le personnage romanesque se caractérise par son action, qui s’apparente à une quête. Mais le lecteur n'accorde-t-il alors d'intérêt au héros qu'en fonction des épreuves qu'il affronte ? En effet, la dimension psychologique d'un personnage peut également intéresser le lecteur, qui pourra s'identifier à son héros, ou au contraire le mettre à distance. Autrement dit, peut-on réduire le plaisir du lecteur à l’accomplissement de la quête du héros ? Après avoir montré que nous puisons d’abord notre plaisir dans la multiplicité des péripéties, nous verrons comment nous pouvons aussi trouver un intérêt au coeur de la complexité d'un personnage.

 

   Plongé au cœur d’une diversité d’épreuves, le héros fascine tout d’abord un lecteur qui prend plaisir à s’identifier à un personnage capable d’accomplir une quête.

   Le roman qui confronte le héros à des épreuves peut se confondre avec le roman d'aventures. L’aventure, c’est en effet le règne de l’action risquée, hasardeuse, qui fait du personnage un héros. Ainsi Robinson Crusoë devient-il héroïque en accomplissant l’exploit de vaincre la nature hostile de l’île sur laquelle il a échoué. L’intérêt du lecteur réside alors dans la fascination exercée par le héros civilisateur, avatar de Prométhée, qui rend la nature habitable grâce à sa technique et son intelligence. Mais le héros est aussi celui qui nous fait voyager dans notre fauteuil. Dans Candide de Voltaire, par exemple, le héros traverse la moitié de la surface de la planète et rencontre des épreuves qui le confrontent tour à tour à la guerre, à l'inquisition, aux richesses du royaume d'Eldorado, à un retour en Europe. On est bien ainsi dans la lignée de l’épopée, où le héros est celui qui accomplit des exploits, une quête. Comme dans l’épopée, ce qui intéresse le lecteur, c’est alors d’être fasciné par des héros qui sont de véritables modèles.

   Le roman peut d’autre part confronter le héros non plus à des obstacles rencontrés en parcourant le monde, mais à ses propres difficultés, des problèmes intérieurs, des conflits intimes. Il s’agit alors de mettre l'accent non plus sur les aventures mais sur les transformations qu'elles ont opérées sur le héros. En d’autres termes, les épreuves rencontrées ne changent pas le monde, mais relèvent d’une forme d’initiation. La Princesse de Clèves, ainsi, doit surmonter un véritable dilemme, et sa conduite héroïque l’amène à incarner les valeurs de l’idéal classique. Le plaisir du lecteur relève alors de l’identification : le personnage de roman est un modèle, c’est un personnage, dans la lignée du héros épique, qui devient l’incarnation des valeurs de la collectivité, comme Frodon Saquet dans Le Seigneur des anneaux, où l’évolution du personnage compte autant que l’exploration de la terre du Milieu.

   Enfin, à travers le motif de la quête, le roman met en scène la recherche de sens qu’un lecteur peut espérer trouver dans un roman. Autrement dit, les épreuves du personnage héroïque sont à l’image de la quête de sens du lecteur. Le roman policier est ici emblématique de cet itinéraire : l’enquête de Sherlock Holmes ou de Hercule Poirot tient le lecteur en haleine tant que la révélation du détective n’a pas permis d’éclairer le sens du roman. Sans enquête, le lecteur, comme Sherlock Holmes au début d’Une Affaire en rouge, dépérit, erre dans les méandres d’une mélancolie frappée d’absurdité. Tout roman se présente ainsi comme une quête de sens du lecteur figurée par la quête du personnage principal.

   Ainsi, le personnage fascine le lecteur au point qu’il puisse s’identifier au héros, capable de donner du sens à l’œuvre. Cependant, le personnage de roman ne peut se réduire au modèle narratif de la quête accomplie. L’intérêt du personnage ne saurait être uniquement narratif.

 

   L’absence d’épreuves peut en effet également susciter l’intérêt du lecteur : le personnage de roman, parce qu’il fait rire ou réfléchir, se caractérise par une complexité, une épaisseur qui fait réagir le lecteur. Le lecteur n’est plus ébloui par le personnage héroïque, il est éclairé par sa pertinence, ou son impertinence.

   L’absence d’épreuves, ou de quête, peut ainsi susciter l’intérêt du lecteur dans la mesure où le personnage fait rire ou réfléchir. Ainsi, dans la veine parodique de la picaresque, un personnage comme Don Quichotte ouvre la voie du roman moderne, en tournant précisément le dos au modèle de l’épopée, qui glorifiait le héros aventurier. Le personnage du picaro, au contraire, nous fait entrer dans l’univers de sa folie, du déni de la réalité, invitant le lecteur à rire de lui, et à rire des romans de chevalerie. De la même manière, dans Jacques le Fataliste, les personnages sont tournés en dérision par un narrateur qui joue avec ses pouvoirs sur la fiction, et différant sans cesse le récit des amours de Jacques, il joue sur les codes du roman, montrant à quel point la trajectoire des héros est illusoire par rapport à la réflexion qu’elle suscite. Le personnage intéressant est alors celui qui remet en question notre vision du monde et de la littérature, il bouleverse nos habitudes et invite le lecteur à partager un regard plein d’ironie sur les péripéties des héros aventuriers.

   L’absence de quête peut même devenir source d’intérêt du lecteur. Cette absence de quête est figurée à travers le motif de l’errance dans des romans tels que Le Ravissement de Lol V. Stein. A l’opposé du roman d’aventure ou de formation, Lol n’avance pas, et ses errances à S. Tahla renvoient à sa folie, son errance mentale. En d’autres termes, le personnage devient intéressant dans la mesure où il s’enfonce dans un univers tragique, poétique, voire musical. N’avançant plus, le personnage revient en effet sans cesse sur ses obsessions, s’enferme dans sa folie et ses silences. Le personnage se déconstruit, et se donne à lire non plus à travers la liste de ses exploits, mais comme une véritable partition musicale. De manière encore plus ironique, une œuvre comme L’Éducation sentimentale, dont le titre fait penser à un roman de formation, fait paradoxalement le récit d’une absence d’évolution du personnage principal. Le roman, loin d’être le récit d’une aventure, devient le lieu d’une crise du personnage qui a un but, et ouvre à une réflexion sur l’inconsistance de l’identité. L’intérêt du personnage de roman peut alors être de nous faire réfléchir sur nous-mêmes.

   Le caractère insaisissable d’un personnage peut alors fasciner le lecteur bien plus que la réalisation d’exploits. Sarraute, dans l’ère du soupçon, a remis en cause la notion de personnage traditionnel, parce qu’il était présenté avec une identité stable, avec un portrait qui fige son caractère. Au contraire, pour les écrivains du Nouveau Roman, ce qui est fascinant, ce qui est intéressant, c’est de rendre compte de « la réalité psychologique actuelle », prenant en compte la découverte de l’inconscient, du caractère insaisissable de chaque personnage. On peut dire que le personnage n’a plus de quête, mais le personnage est une quête.

   Le personnage peut ainsi intéresser le lecteur dans la mesure où il le fait réagir : loin d'être alors fasciné par les exploits d'un aventurier, le lecteur est alors amené à vivre l'aventure d'une écriture qui dérange, qui fait rire, ou qui fait sens.

 

L'intérêt d'un héros ne se résume donc pas aux dangers qu'il affronte. Le héros peut éblouir le lecteur à travers ses exploits, mais un personnage peut aussi éclairer son jugement, l’aider à mieux percevoir le monde. Le lecteur qui veut en avoir plein les yeux sera attiré par le spectacle des aventures épiques, quand le lecteur qui veut avoir un regard plus affûté sur le monde sera attiré par un héros peu aventurier. Le roman, parce qu’il joue ainsi sans cesse sur la notion de point de vue, serait-il alors une école du regard ?

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