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lecture analytique du prologue

Le Prologue de Gargantua

Gargantua s’inspire du succès populaire des Grandes et inestimables chroniques de l’énorme géant Gargantua. Mais la farce médiévale devient ici roman de la Renaissance traduisant les intérêts d’un moine médecin humaniste. Rire et s’instruire sont ainsi mêlés dès la conception de l’œuvre et l’auteur propose à son lecteur, dans le Prologue, de chercher derrière le comique un sens plus profond. Nous verrons donc comment ce Prologue bouffon annonce un roman humaniste.

 

I. la bouffonnerie du Prologue

1. Loralité du texte : Auditoire de taverne = le peuple, à qui on s'adresse en langue vulgaire (non en latin). Avec ces adresses directes, Rabelais provoque ses lecteurs en les appelant «Buveurs» ou «vérolés» et les amène à sourire avec les adjectifs oxymoriques (ou paradoxes) : «très illustres» et «très précieux». Il s’agit d’accrocher son public, à la manière d’une captatio benevolentiae de foire... Le bonimenteur se présente sous les traits d’un bon vivant dont l'ivresse amène la bienveillance. Tout autre type de lecteur est exclu comme le montre la tournure « c’est à vous et personne d’autre que… ». La même restriction est visible sur l’inscription de la porte de l’abbaye de Thélème qui précise qui est exclu avant de mentionner qui y est autorisé (« Ci n’entrez pas, hypocrites, bigots, Vieux matagots, souffreteux bien enflés (… ) Filez ailleurs vendre vos erreurs.»).

 

2. Un texte de bon vivant : le lexique, les proverbes et références populaires font de cette ouverture une fête de l'écriture. Le vocabulaire du vin, surtout, mêle le plaisir et les mots : « avez-vous jamais crocheté une bouteille » = comique de geste avec « souvenez-vous de la contenance que vous aviez », et les livres « légers à la poursuite et hardis à l'attaque » = vocabulaire oenologique ! Surtout, on a la référence à Silène, maitre de Bacchus, dieu du vin...

 

3. Le plaisir des mots sur le mode grotesque : l'esthétique du grotesque est annoncée à travers l'énumération d'un bestiaire imaginaire (harpies, satyres, oisons bridés, etc.). Cette énumération hétéroclite rappelle les cabinets de curiosité, ancêtres des musées, apparus à la Renaissance, dans lesquels on trouvait toutes sortes d’objets et même des restes d’êtres fabuleux... Mais c’est aussi une image du roman de Rabelais, fait d’épisodes comiques et de héros imaginaires! Cette bestialité est poursuivie avec la description de Socrate, mi homme mi animal. La scatologie est même présente à travers les œuvres citées : Fesses pinte (boire), La Dignité des braguettes (sexe), Des Pois au Lard (flatulences…) Cependant la trivialité côtoie le sérieux, et le grotesque est juxtaposé à l'érudition

 

II. Le modèle antique

1. La référence au Banquet : elle permet d’exploiter l’image du silène. La comparaison entre Socrate et le silène était faite par Alcibiade : «dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet, Alcibiade faisant l’éloge de son précepteur Socrate, sans conteste prince des philosophes, le déclare, entre autres propos, semblable aux Silènes». Cette comparaison se fait à partir de l’opposition entre l’extérieur et l’intérieur, entre ce que l’on voit: «comme on en voit» et ce qui est caché «mais à l’intérieur». L’apparence est grotesque et cherche à faire rire: «figures amusantes», «arbitrairement inventées pour inciter les gens à rire» à travers des représentations d’êtres imaginaires: «harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées… ».

 

2. Le portrait de Socrate – éloge du philosophe : Le portrait est très construit et repose sur l’opposition entre l’apparence du philosophe et ses qualités personnelles. Pour le physique, le jugement est sans appel: « parce que, ne voyant que son physique et le jugeant sur son aspect extérieur, vous n’en auriez pas donné une pelure d’oignon». S’ensuit une description physique du corps et du visage puis de la situation financière et sociale, dans un mouvement qui part du particulier pour aller au général. Les termes sont péjoratifs : «laid», «fol», «rustique», «infortuné», «inapte». La fin de la phrase est plus ambiguë avec son parallélisme de construction faisant se succéder deux groupes de deux propositions introduites par «toujours». En effet, «riant» et «prêt à trinquer» semblent être des actes valorisés par le narrateur. Et la phrase s’achève sur une expression en fort contraste avec ce qui précède: «toujours dissimulant son divin savoir». C’est la transition vers le portrait intellectuel et moral composé d’une énumération élogieuse des qualités qui font de Socrate un homme au-dessus des autres: «plus qu’humaine», «sans égale» et la fin de la phrase: «un incroyable détachement envers tout ce pourquoi les humains s’appliquent tant à veiller, courir, travailler, naviguer et guerroyer.». Socrate est présenté comme un être de nature divine avec les expressions «divin savoir», «céleste (...) ingrédient», «une force d’âme prodigieuse». Cela permet à Rabelais de concilier la philosophie antique et le message chrétien, dans un souci de syncrétisme.

 

III. L’annonce du roman

1. L’opposition entre extérieur et intérieur : image filée du silène = poursuivie avec Socrate, puis avec le mot boîte qui renvoie aux livres. Même opposition entre l’extérieur et l’intérieur avec le livre qui se présente avec un titre, «à l’extérieur l’écriteau (c’est-à-dire le titre)» et ce qu’il contient «les matières traitées ici» (le mot renvoie à la matière du livre, à la table des matières, aux matières contenues dans le silène, etc...), ou avec le proverbe «l’habit ne fait point le moine». C’est enfin l’image de l’os désiré par le chien et de sa «substantifique moelle». En effet, il faut «rompre l’os» et sucer ce qui est à l’intérieur. Ces images amènent le lecteur à chercher un «sens transcendant» derrière les apparences comiques du roman. On pense aux lectures allégoriques très prisées à la Renaissance. Derrière le sens littéral, un sens plus philosophique doit être recherché. Cette apparence extérieure agit comme un charme, on se laisse capter «comme enchanté par les Sirènes». Cette comparaison empruntée à l’Odyssée avertit le lecteur de ne pas se laisser prendre par la fiction mais de chercher au-delà le sens caché

 

2. Le comique et le sérieux : Les propos tenus par l’auteur tendent ainsi à proposer un programme de lecture. Le comique est présent, représenté par l’ivresse partagée même par Socrate «toujours prêt à trinquer». Le philosophe permet de faire le lien entre le comique lié à l’ivresse et le sérieux de la pensée philosophique. Car il s’agit «sans conteste» du «prince des philosophes». Le sérieux, ce sont ces «produits de grande valeur» qu’on trouve dans les boîtes des apothicaires c’est-à-dire le sens qu’on peut tirer du roman avec une lecture attentive. C’est pourquoi, «il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est exposé». Il s’agit là d’une opération intellectuelle demandée au lecteur. L’idée est reprise à la fin du texte: «par une lecture attentive et une réflexion assidue». Le livre est associé à l'os à moelle dans l'expression « livre de haute graisse ». Le savoir prend ainsi une saveur, il est lié aux plaisirs de la bouche « vous y trouverez une bien autre saveur ». Et ce travail de l’esprit va pouvoir soigner l’homme, comme «les fines drogues» évoquées plus haut. On pense à Rabelais médecin, qui soigne par le rire. On peut penser aussi au sous-titre de l'oeuvre, avec Alcobribas, extracteur de quintessence… on est proche de l'alchimie

 

3. De la surface à la profondeur : Le prologue invite à passer d'un état d'ignorance à un état de sagesse. Rabelais veut éduquer son lecteur « mes bons disciples et autres fous oisifs » : il veut les faire sortir de l'oisiveté, par l'humour qui réveille l'esprit. Elever le lecteur, c'est le tirer vers le haut, donc « il faut interpréter plus hautement »… Cette hauteur d'esprit permet aussi d'avoir un esprit pénétrant « vous y trouverez une doctrine plus profonde ». Passage de l'ignorance à la connaissance à travers les verbes : l'imparfait de l'illusion « ce que vous croyiez dit » laisse la place au passé composé de l'apprentissage « si vous l'avez vu, vous avez pu noter », et le futur signale la sortie de l'ignorance « alors vous reconnaitrez ». Le présent de vérité générale « il vous faut être sage » est alors éloquent...

 

Ce Prologue invite donc le lecteur à interpréter le texte, à en chercher la «substantifique moelle», et propose une image du roman à travers la figure de Socrate, philosophe aux allures grotesques. La lecture allégorique est cependant remise en question dans la suite du Prologue. Comme souvent, Rabelais met le doute dans l’esprit de son lecteur en se moquant des interprétations abusives. Ces ambiguïtés sont aussi à comprendre comme un appel à l’intelligence du lecteur qui, en bon humaniste, doit savoir garder son esprit critique.

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