bilan de séquence

quelques idées directrices sur l'oeuvre

La réécriture d'un mythe : Orphée dans Tous les matins du monde

 

- l'importance de la musique : un art de la mélancolie

la musique est en relation avec la mort : les œuvres de Saint Colombe sont des « Tombeaux », et la musique est ainsi pensée comme une possibilité de recouvrer la voix perdue (celles de Mme Sainte Colombe et de Marin Marais qui a mué). La musique rappelle la voix « d'avant », elle s'assimile à une quête des origines, du paradis perdu (Eurydice). Sa pratique, obsessionnelle, témoigne de la difficulté de combler un manque, une faille fondamentale. (on comprend la proximité avec le jansénisme, qui rabâche l'idée d'une sortie du paradis et un péché originel). La musique évoque un au-delà des mots, aux confins de l'indicible, c'est un absolu qui échappe : cf dernier chapitre.

 

-Évolution de la figure d'Orphée

Le mythe est largement repris : la présence des Enfers est souvent suggérée, avec le personnage de Charon qui ne cesse d'être convoqué (sa barque fait le lien avec le monde des morts, et le personnage figure sur l'épée de Sainte Colombe). Cependant, la figure héroïque d'Orphée est de plus en plus dégradée : Sainte Colombe est un piètre avatar du héros, et Marin Marais apparaît comme une caricature parodique de cette figure. Loin d'aller chercher son Eurydice, il porte la mort à Madeleine, il ne descend pas aux enfers mais connaît une ascension sociale… en faisant de la musique non un art de la consolation, mais un divertissement. D'autres figures mythologiques apparaissent alors : Madeleine évoque les « os de Tithon », personnage qui vieillit éternellement, lors d'un discours proche de la lamentation qui peut faire écho au discours de Didon abandonnée par Enée…

 

- deux visions de l'artiste : Sainte Colombe et Marin Marais

deux personnages en opposition : l'un est attiré par le repli dans la nature (la musique = une introspection), l'autre s'offre en spectacle à la cour du roi (musique = un divertissement). Pourtant, une même passion anime les deux personnages, qui sont amenés à franchir des interdits par amour de la musique (l'un passe chez les morts, l'autre revient sur le lieu d'où il a été chassé). Finalement, ils ont des rôles complémentaires : la fin du roman montre que la réussite sociale ne suffit pas à Marin Marais, et le vieux maître éprouve le besoin de transmettre son art. Ils ont besoin l'un de l'autre, et leur réunion dans les larmes, main dans la main, évoque le mystère d'une harmonie enfin trouvée, au bout de ce roman initiatique.

 

3. L’œuvre intégrale : structure et interprétations

 

- l'espace et le temps

l'espace rétréci : la cabane comme la barque ou la viole sont des caisses de résonance qui font resurgir le passé. Ce sont des lieux initiatiques, des lieux de passages, qui nous font entrer dans un espace sacré ou mythique, loin de la cacophonie de la cour et de la société.

Le temps est vécu de manière tragique : le flux inéluctable est symbolisé par l'eau du fleuve, qui porte la musique de Sainte Colombe comme le fleuve qui fait entendre la voix d'Orphée sur sa tête décapitée. Le titre de l’œuvre témoigne aussi de ce caractère inexorable (tous les matins du monde sont sans retour). Une longue période de l'Histoire est racontée en quelques pages… on est sous le signe de l'ellipse, où le Temps mange la vie.

 

- musique, peinture et écriture : les visions de l'art

l'archet et le pinceau = deux métonymies qui renvoient à la figure de l'artiste. La musique tend à s'effacer devant les références picturales (De la tour / Baugin) ou littéraires (mythes grecs / Racine) qui s'accumulent. Si la musique est un art qui renvoie à l'écoulement du temps (cf les rives du fleuve), en revanche la peinture et la littérature suspendent le temps : l'ekphrasis est un exemple de scène qui atteint ainsi une forme d'atemporalité.

L'écriture en revanche, se fait musicale : c'est le sens de la remarque de Sainte Colombe sur les vers de Racine. Mais on remarque aussi l'alternance rythmée de chapitres plus ou moins longs, comme autant de variations. Les phrases longues / courtes reprennent également ce principe d'écriture proche du jazz. Remarquons enfin le caractère cyclique de cette écriture qui revient sans cesse sur les mêmes motifs…

 

- la question de l'origine :

le texte renvoie sans cesse au temps des origines, et d'abord celui du mythe et du conte. Le motif aquatique est à relier à cette problématique également (sorte de désir régressif et utérin), mais aussi celui de la nuit et de l'obscurité, ou de l'espace clos. Monde paradisiaque de l'enfance perdue qui se confond avec l'origine du monde, l'origine nous amène à penser la musique comme l'expression de ce temps d'avant, que Quignard appelle « le Jadis ». La musique, c'est le paradis perdu qui continue de résonner dans l'espace vide de notre modernité.

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