Le Pain

Voici un commentaire un peu différent de celui réalisé en classe, largement inspiré d'un critique nommé Fourcault.

la structure du poème fait alterner 6 mouvements entre formes solides et substance amorphe ou émiettée. Ce va-et-vient entre les deux pôles anime le texte.

 

I. La transfiguration de l’objet

1. Une nomination détournée, différée, ouverte

> Pour atteindre la chose, il faut s’attarder « d’abord » sur l’impression causée par l’objet. Remarquons qu’aucun « ensuite » ne répond à ce « d’abord ». C’est un premier abord… du pain que le poète a sur sa planche. On est dans le vague, dans l’indéfini « quasi » panoramique…

> L’attaque du poème substitue au mot croûte une périphrase « la surface du pain » : il s’agit ainsi de ne pas enfermer la chose dans le mot. Cette ouverture est ensuite reprise sur le mode visuel, puisque l’adjectif « panoramique » ouvre tout un horizon, un paysage.

 

2. Le détour par les images

> comparaisons : 1. de la croûte à des massifs montagneux 2. cette comparaison se prolonge dans la seconde strophe avec la métaphore filée assimilant la pâte mise à cuire dans le four, à ce que fut le globe terrestre (boule de feu et de gaz durcissant en se refroidissant) 3. Comparaison de la consistance de la mie à celle des éponges, et des linéaments qui la composent à des sœurs siamoises.

> métaphores : 1. se boursoufler, se gonfler de bulles, c’est, pour la pâte qui cuit, « éructer ». Protubérances et dépressions de la croûte se muent en « vallées, crêtes, ondulations, crevasses » . Puis un glissement conduit à la géométrie (« ces plans ») et à l’architecture « ces dalles »… c’est à dire à l’univers des formes. 2. Sous la croûte le texte découvre un « lâche et froid sous-sol ». La mie se fait végétale (feuilles ou fleurs). Si le pain rassit, « ces fleurs fanent »

>> c’est une très progressive mise en forme qui va de l’impression vague à une nature progressivement domestiquée, cultivée…

3. réunion de l’homme et du monde

> on convoque ainsi toute la nature : montagnes, mer (éponges), végétation (feuilles et fleurs), soleil (les feux de la lumière). Tous les éléments de rassemblent dans le pain : l’air, terre, eau, feu…

> les personnifications contribuent à fondre l’homme et la nature : la métaphore « éructer » renvoie aux gaz de l’estomac, la lumière est douée de volonté (elle couche ses feux « avecc application »), comme la mie du sous-sol est « lâche » au sens concret et abstrait…

>> le pain, objet construit par l’homme (au contraire de l’huitre ou de l’automne), permet de faire un lien entre nature et culture.

 

II. De l’informe aux formes : un projet classique

1. l’amorphe fond des choses

> le texte explore une genèse en remontant vers l’origine en une sorte de descente aux enfers ; on part de la surface solidifiée pour en venir à la boule de pâte. Cette masse amorphe, c’est l’origine du pain/l’origine du monde. Cette pâte est située dans l’en-bas (sous-jacente / sous-sol). Cette origine est surtout évoquée en termes féminins (la pâte, elle, mollesse, éponge, sœurs, fleurs…) et on finit avec des références à la mer… C’est une figure mythique de l’origine, sorte de figure maternelle attirante et menaçante dont il faut s’émanciper pour créer. Le poète, c’est celui qui pétrit la pâte, qui la transforme, lui donne une forme.

 

2. Un pain allégorique du poème

> le pain est ainsi allégorique du texte. Le mot « articulés » (après éructer) permet de faire le lien entre le pain et le langage. Autre embrayeur, le mot « tissu » (textus en latin), renvoie aussi au texte.

> Les replats de la croûte sont des « dalles où la lumière avec application « couche ses feux ». Le soleil couchant dore de ses feux la croûte du pain… mais coucher, c’est aussi mettre par écrit, coucher sur le papier… de sorte que « l’application » est aussi celle de l’écrivain au travail.

>> les feux par quoi l’écriture élabore, cuit ce qui était cru et indigeste, s’opposent au gouffre marin, au soubassement « froid ».

 

3. Le poète démiurge

triple genèse de la deuxième strophe : du pain, du monde, du texte…

> La pâte « fut glissée pour nous dans le monde stellaire » : le verbe au passif n’a pas de complément d’agent… la place du créateur est laissée vacante et on devine que le poète s’y glisse. De même, le recours à la voie pronominale « elle s’est façonnée en vallées » fait entendre un effacement du poète devant sa création. Cet effacement du poète est sans doute lié à sa volonté d’objectivité. Le poète n’en est pas moins voleur de feu, dans cette entreprise prométhéenne : il recrée le monde « pour nous » pour qu’il soit habitable et consommable… il fait naître l’ordre.

> du désordre à l’ordre : l’ordre est assuré dans ce texte par les connecteurs logiques, « d’abord, ainsi, donc et dès lors, alors mais car... ». L’ « articulation » logique, c’est la marque du logos sur le chaos. Cette mise en ordre du monde peut se lire dans « les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes » avec la synthèse du masculin et du féminin, du singulier et du pluriel (en chiasme les-le/la-des) ; de l’est (le Taurus est en Turquie) et de l’ouest (les Andes) autour du centre alpin… et le mot même de « Cordillère », qui signifie « chaine » renvoie à cette faculté de relier les éléments disparates et d’en faire un tissu homogène.

 

III. La tension dynamique entre la forme et l’informe

1. l’informe qui prend forme

> il n’y a pas une opposition statique entre le dur et le mou, la croûte et la mie, l’esprit et la matière.

L’informe se reforme, se rigidifie parfois : dans la 3ème strophe, l’ignoble « mie » devient (phonétiquement) « l’amie ». Les « feuilles » et « fleurs » symbolisent l’épanouissement des racines souterraines qui transfigurent la texture spongieuse, saturée d’eau marine de la mie. La strophe commence par 2 alexandrins blancs : le rythme poétique contrebalance ainsi le relâchement sournois des profondeurs fangeuses.

>> on entre dans un univers du dédoublement : 2 alexandrins, « feuilles ou fleurs », « sœurs siamoises »… démultiplient les figurent de miroir où le texte se réfléchit sans cesse.

 

2. Une forme qui reflue vers l’informe

le logos perd parfois sa rigidité à son tour, et se décompose ou reflue vers l’informe. Les allitérations en f « feuilles, fleurs, fois », en r « fleurs sœurs, par », en k « comme, coude », en m « comme siamoise », les assonances en oe « fleurs sœurs » en u « ou, soudées, tous, coudes »… tissent des liens qui soudent les mots en réseaux qui mettent en abyme les réseaux de la mie.

>> Une circulation irrigue ainsi le texte, le sens circule, comme dans un organisme vivant. Déjà, les dessins de surface du pain laissaient lire l’intérieur amorphe : « elle s’est façonnée en vallée, crêtes, ondulations, crevasse » : deux groupes binaires sont articulés en chiasme. Aux extrémités, les deux dépressions, au centre, l’élancement des formes vers le haut.

 

3. Sous les « dalles », la plage

> La 5ème partie du texte met en garde contre le danger de perdre le contact avec le sensible. Trop loin de la pâte liquide, le texte se dessèche et devient creux. Comme dans un organisme mort, le sang / le sens ne circule plus et le pain texte se désagrège… ce que miment les points de suspension.

> La fin du texte nous invite à ne pas nous satisfaire d’un texte qui serait fini, mais à reprendre la lecture pour en remettre les mécanismes en branle et relancer le sens. Il nous incite à revenir au début : à partir de la surface, on explorera sa genèse, on côtoiera ses crevasses… il s’agit d’une invitation à une lecture critique. Le pain texte tenu en respect est celui qui n’est pas remis en question, qui est contemplé comme un objet religieux (hostie)… et qui n’a pas de saveur. Au contraire, le pain quotidien est celui d’un esprit critique qui interroge sans cesse le sens et les profondeurs.

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