correspondances

lecture analytique

« Correspondances » est le premier sonnet du recueil. Le titre fait référence à la théorie romantique qui postule la liaison symbolique des éléments visibles aux choses de l’infini. Ainsi, le sens de la correspondance est par excellence le don sacré du poète qui est un maître des analogies : « L’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance » (Lettre du 21 janvier 1856 à Alphonse Toussenel). Mais le poète doit aussi transmettre cette révélation sacrée par le pouvoir musical de l’évocation poétique, comparé par Baudelaire à une « magie suggestive » (L’Art philosophique). Comment Baudelaire propose-t-il ici une esthétique nouvelle, faisant de la poésie un moyen privilégié pour déchiffrer le langage de la nature ?

 

I. Un manifeste symbolique

1. Un discours philosophique sur l’homme et la nature

> verbes au présent de vérité générale dans la 1ère strophe, tournure impersonnelle des tercets « il est des parfums... ». Structure qui va du général (concepts), dans les quatrains, au particulier (exemples) dans les tercets.

> majuscule à Nature, et dimension universelle de « l’homme ». Ces 2 éléments sont en tête de vers, pour suggérer un parallélisme. Il s’agit de cerner la place de l’homme dans la nature, alors que la Nature est du domaine du stable (image des piliers, verbe être) et de l’éternité (image du temple), et que l’homme est du côté du mouvement (il passe, « à travers », et le verbe « passer » peut signifier « mourir »).

>> correspondance = alors un rapport logique entre deux ensembles (homme et nature), qui place la figure de l’analogie au centre de ce système de connaissance

 

2. les synesthésies : un art de voir (le poète voyant)

> des éléments sonores (« échos ») deviennent visuels (« longs ») : on est dans l’univers de l’impropriété, du décalage, cf « vaste nuit / clarté ». On attribue aussi des caractéristiques humaines à des parfums « corrompus, riches,... ». Dans ce décalage, s’exprime la vision artistique de l’analogie.

> premier tercet : ouverture de la palette des sens dans une chaîne qui relie olfactif / toucher / ouïe / vue… : c’est la dimension horizontale des synesthésies. On a même une association entre l’inanimé (parfum) et l’animé (chair d’enfants), témoignant d’une animation, d'un dynamisme de l’analogie. Ces synesthésies sont soulignées par des adjectifs « frais / doux / verts », monosyllabiques et renvoyant à une image idyllique, paradisiaque.

> d’autres synesthésies sont ensuite évoquées, marquées par des adjectifs longs « corrompus, riches et triomphants » avec allongement du e muet, de la diérèse, et de l’enjambement. Ces synesthésies sont verticales, elles rendent compte d’une correspondance entre le monde des sens et le monde de l’esprit. On est dans la logique d’une expansion hyperbolique, vertigineuse, soulignée par les assonances en i (riche / triomphant / expansion / infini)

 

II. La poésie comme déchiffrement

1. une poésie sacrée

> la métaphore : une figure qui permet de rendre compte d’une spiritualité du monde. « La nature est un temple » = signe de religiosité, mais en plus, la nature est de plus en plus personnifiée, avec les « vivants piliers », qui « observent » les hommes.

> tradition hermétique d’une poésie où le monde n’est compréhensible qu’après une initiation. Les confuses paroles, puis les échos qui de loin se « confondent » insistent sur cette parole cachée. La nature parle, les piliers « laissent sortir » des paroles à interpréter, comme le faisaient les prêtres dans l’antiquité.

 

2. La poésie comme révélation

> effet d’attente de la deuxième strophe : mise en scène d’une révélation. Les compléments circonstanciels se multiplient jusqu’au dernier vers où apparaît la principale, livrant le secret de la synesthésie.

> Passage également, dans cette même strophe, des ténèbres à la lumière : ténébreuse, profonde, nuit > unité, clarté. On passe du chaos à la création à travers l’anagramme du mot unité, qui contient la nuit et rime avec clarté, et également à travers l’analogie « vaste comme la nuit et comme la clarté » : la logique poétique est paradoxale, elle déborde la logique rationnelle.

> Passage enfin de la matière à l’esprit : à travers les synesthésies, mais aussi à travers l’évocation des parfums dans l’énumération « l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens » : on passe de l’animal sous forme minérale ou liquide au végétal, du solide au liquide et à l’aérien. L’encens est de plus utilisé dans les cérémonies religieuses. On a ainsi une invitation à l’élévation.

 

3. le poète démiurge

> la poésie anime le monde, on va vers le mouvement : la personnification de la nature à travers les vivant pilier est reprise par le passage de l’inanimé à l’animé dans les synesthésies. Enfin, le dernier tercet, sous le signe de l’expansion et du transport, développe ce thème d’une mise en mouvement.

> On passe, dans ce mouvement, de la perception du monde à sa compréhension. L’ultime sens convoqué est alors celui du chant, renvoyant à l'art du poète, véritable démiurge capable de dévoiler le sens caché du monde dans son œuvre.

 

III. La nature artiste

1. continuité de l’histoire de l’art

> une nature architecturale : les « vivants piliers » sont les arbres qui créent une sorte d’architecture naturelle. On est d’abord dans un art classique, avec le temple antique. Passage ensuite à la forêt de symbole, et à l’art symboliste à rattacher aux « confuses paroles » et l’esthétique du mystère.

> on peut insister sur la continuité du poème, qui passe du quatrain au tercet de manière subtile : le premier tercet déborde sur le vers suivant, et on a ainsi rythmiquement, un quatrain, qui reprend la même structure que le 1er quatrain (reprise aussi du verbe être), avec un parallélisme, entre les parfums frais, et les autres.

 

2. Un poème polyphonique

> les jeux de regards et de paroles instaurent un dialogue entre l’homme et la nature. On est dans une poétique de l’écho, qui exprime une circulation du sens : cf 2ème strophe : « comme écho qui confondent, comme comme clarté couleur... »

> écho surtout entre verbes « se confondent » / « se répondent » ( avec rime interne « profonde ») : la voix pronominale avec un sens réciproque insiste sur l’idée d’un échange, d’une action où l’on est à la fois le sujet et l’objet. le tiret « - et d’autres » semble faire figurer visuellement la marque d’un dialogue, avec la présence d’une deuxième voix.

>> correspondances = alors au sens épistolaire : un échange, un dialogue. Les regards « familiers » laissent entendre que les échanges sont réguliers.

 

3. manifeste esthétique à l’ouverture du recueil des Fleurs du Mal

> la revendication d’une profondeur : la « ténébreuse et profonde unité » renvoie à l’unité du poème, qui exige de faire surgir, au cœur des ténèbres, la beauté.

> les synesthésies horizontales sont sous le signe de l’innocence, alors que les synesthésies verticales sont sous le signe de la corruption. Chaires d’enfant renvoient aussi aux madones et nativité de l’histoire de l’art traditionnel, hautbois renvoient à idéal d’ordre de la musique classique, prairies renvoient à l’imaginaire bucolique… Puis on bascule dans une autre esthétique : celle des fleurs du mal, n’hésitant pas à trouver la richesse de la beauté dans le mal et la corruption.

>> correspondances : aussi un sens très moderne, avec l’essor du chemin de fer. Il s’agit de prendre une nouvelle direction, une bifurcation.

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