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Séance 1 : Sensation

Lecture analytique

Ce poème se présente comme une reprise hugolienne du thème du cheminement, mais avec l'affirmation d'un style tout personnel. On était dans la célébration de la mort, du deuil, chez Hugo, on est ici dans une célébration de la vie.

 

I. Une progression heureuse

1. de la sensation au sentiment

> Dans la première strophe, le poète évoque des sensations tactiles : « picoté », « fouler », « baigner », « fraîcheur ». Le choix de sensations tactiles exprime le désir d’un contact physique avec la nature. La phrase négative du vers 5 : « Je ne parlerai pas ; je ne penserai rien » vise à placer hors-circuit l’être conscient, l’intellect.

> C’est dans la sensation brute que le bonheur peut être atteint. D'une strophe à l'autre, le passage du pluriel de la sensation au singulier du sentiment est alors à relever, mais aussi le passage des adjectifs aux noms : on va vers la quintessence, vers l'Idée/ l'idéal de la sensation.

 

2. du petit au grand

> Le premier quatrain multiplie les références à un univers minuscule : le sentier est un petit chemin, l'herbe est « menue », le terme « picoté » évoque une légère sensation.

> Dans le second quatrain, la phrase produit un rythme ascendant qui suggère une exaltation grandissante jusqu’au dernier vers. Le vers 5 est un alexandrin régulier. Le vers 6, dépourvu de césure forte à l’hémistiche, se lit d’un seul tenant ; le verbe « monter », exprime l’idée d’une intensité croissante ; en outre, on entend dans ce vers à cinq reprises la lettre qui se prononce « Aime! ». Le vers 7, avec la répétition « loin, bien loin » commence avec un mouvement de vague ascendante et déborde sur le vers suivant grâce au rejet du groupe « par la Nature » : cet allongement au delà des limites normales du vers élargit l’espace du vagabondage et amplifie le chant jusqu’à un point d’équilibre matérialisé par le tiret. Le dernier segment du vers 8 : « heureux comme avec une femme » suggère l’accession à un état de bonheur parfait et de plaisir pur, comparable à l’union entre un homme et une femme.

 

3. un lyrisme heureux : les retrouvailles d'Orphée et Eurydice

> L’air et l’eau se conjuguent : le locuteur laisse "baigner" sa tête dans le souffle du vent dans une synesthésie idéale. Le jour et la nuit produisent également un effet d’union chromatique à travers l’évocation des "soirs bleus". Cette thématique de l’union et de l’harmonie prépare la comparaison finale en rendant sensible le singulier du titre : il ne s’agit ni d’une ni de plusieurs sensations, mais d’un état de complétude à la fois sensuel et sentimental.

> Le rapport avec la Nature est décrit comme une forme d'amour, "Et l'amour infini me montera dans l'âme" : la nature est assimilée à une femme. Le rapport entre l'homme et la nature en dehors du rapport amoureux est un rapport d'équilibre, que l'on retrouve dans le même nombre de rimes masculines (sentiers/pieds, rien/bohémien) que de rimes féminines (menue/nue, âme/femme). La disposition particulière en rimes croisées masculine d'abord et féminine ensuite donne au poème l'idée d'un croisement, d'une rencontre non seulement entre l'adolescent et la nature mais aussi avec l'amour. Comme le suggère le titre, l'image que l'adolescent se fait du bonheur est essentiellement sensuelle.

 

II. Des dissonances et une esthétique de la discordance

1. vers l'irrégularité

> On a déjà noté comment le deuxième quatrain débordait le cadre de l'alexandrin.

> Mais les rimes du 2ème quatrain : âme / femme, et surtout rien / bohémi-en laissent entendre une dissonance accentuée par la diérèse qui fait entendre 2 hiatus dans le même mot. Et que dire de l'ultime dissonance « nature heureux » qui semble détruire l'effet grandiose construit par le poème...

 

2. effets de circularité et de clotûre

> un départ sous le signe de l'errance : le poète se rêve comme un bohémien, on est dans la fuite qui n'a pas de but, et qui est menacée de tourner en rond. On peut remarquer une évolution du verbe aller, qui est d'abord une sorte d'auxiliaire « aller fouler » qui souligne l'élan vers le futur, puis le verbe est utilisé dans son sens littéral « aller loin », sans destination grammaticale. Les répétitions « j'irai » ou « loin, bien loin », « comme un bohémien / une femme » peuvent témoigner de cette marche répétitive, circulaire.

> Surtout, la structure du poème est en chiasme : par les soirs bleus, j'irai / j'irai par la Nature. Enfin, la symétrie des 1ers et derniers vers de chaque strophe « par je je par » construit un étrange chiasme qui semble jouer sur le verbe partir… « les sentiers / les blés » = un labyrinthe dans lequel on peut se perdre ? C'est ce que semblent indiquer les préposition « dans » qui reviennent dans les 2 strophes.

 

3. effets de décalages

> Le rêve de fusion avec la nature se dit sur le mode de la comparaison : à la différence de la métaphore, l'outil de comparaison est présent et montre la nature artificielle de cette fusion. La majuscule à Nature souligne le caractère artificiel de cette union, qui relève de l'allégorie, du symbole. Même le tiret peut être interprété comme une mise à distance (et non un trait d'union) de cette idylle avec la nature.

 

III. Le retournement du modèle hugolien

 

1. effets d'échos

> On relève la même utilisation du futur et du verbe partir / marcher… le même cheminement d'introspection dans la nature vers une femme, mais l'un est vieux et en deuil, célébrant la mort, quand l'autre est jeune (printemps) célébrant la vie.

> On peut trouver des échos plus précis : « Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit » peut faire penser à « je ne parlerai pas, je ne penserai rien » : mais si la négation, chez Hugo, préfigure l'absence et le motif de la disparition, elle est au contraire chez Rimbaud la condition nécessaire à l'apparition de la rêverie.

 

2. des chemins esthétiques différents

> le cadre spatio-temporel est inversé : Hugo part à l'aube, Rimbaud préfère le soir. De plus, le paysage hugolien est immense (la campagne, la forêt, la montagne) alors que le paysage rimbaldien est caractérisé par la petitesse.

> Rimbaud est ici à la recherche d'une nouvelle voie, en s'inscrivant dans une écriture qui pastiche le modèle hugolien, et qui s'en distingue avec une ironie toute littéraire.

 

3. réinterprétation du départ

> chez Hugo, partir, c'est revenir vers le passé, vers sa fille. Ce retour est aussi la pratique d'une poésie lyrique, s'inscrivant dans la tradition de la poésie orphique.

> Pour Rimbaud, le motif du départ élabore un mythe personnel, celui du poète voyageur. La poésie devient un art de la fugue, motif à la fois musical et géographique. Il s'agit de partir vers un nouvel horizon poétique, que le Bateau ivre illustrera de manière définitive.

 

 

textes complémentaires

 

Rimbaud, Sensation

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.
Mars 1870.

Rimbaud, Ma bohème

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !

Hugo, Demain, dès l'aube...

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

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