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dernier acte

lecture analytique

La Machine Infernale, Cocteau, 1934, Acte IV

 

TIRÉSIAS à Créon. —Si vous voulez agir, ne tardez pas. Dépêchez vous. La dureté même a des limites.

CRÉON. —Œdipe, ma sœur est morte par votre faute. Je ne me taisais que pour préserver Jocaste. Il me semble inutile de prolonger outre mesure de fausses ténèbres, le dénouement d’un drame abject dont j’ai fini par découvrir l’intrigue.

ŒDIPE. —L’intrigue ?...

CRÉON. —Les secrets les plus secrets se livrent un jour à celui qui les cherche. L’homme intègre qui jure le silence parle à sa femme qui parle à une amie intime et ainsi de suite. (En coulisse.) Entre, berger.

Paraît un vieux berger qui tremble.

ŒDIPE. —Quel est cet homme ?

CRÉON. — L’homme qui t’a porté blessé et lié sur la montagne d’après les ordres de ta mère. Qu’il avoue.

LE BERGER. —Parler m’aurait valu la mort. Princes, que ne suis-je mort afin de ne pas vivre cette minute.

ŒDIPE. —De qui suis-je le fils, bonhomme ? Frappe, frappe vite.

LE BERGER. —Hélas !

ŒDIPE. —Je suis près d’une chose impossible à entendre.

LE BERGER. —Et moi... d’une chose impossible à dire.

CRÉON. —Il faut la dire, je le veux.

LE BERGER. —Tu es le fils de Jocaste, ta femme, et de Laïus, tué par toi au carrefour des trois routes. Inceste et parricide, les dieux te pardonnent.

ŒDIPE. —J’ai tué celui qu’il ne fallait pas. J’ai épousé celle qu’il ne fallait pas. J’ai perpétré ce qu’il ne fallait pas. La lumière est faite...

Il sort.

Créon chasse le berger.

CRÉON. — De quelle lingère, de quelle sœur de lait parlait-il ?

TIRÉSIAS. — Les femmes ne peuvent garder le silence. Jocaste a dû mettre son crime sur le dos d'une de ses servantes pour tâter le terrain.

Il lui tient le bras et écoute, la tête penchée.

Rumeurs sinistres. La petite Antigone, les cheveux épars, apparaît, à la logette.

ANTIGONE. — Mon oncle, Tirésias ! Montez vite, vite, c'est épouvantable ! J'ai entendu crier dans la chambre ; petite mère ne bouge plus, elle est tombée tout de son long et petit frère se roule sur elle et il se donne des coups dans les yeux avec sa grosse broche en or. Il y a du sang partout. J'ai peur ! J'ai trop peur, montez… montez vite…

Elle rentre

CRÉON. —Cette fois, personne ne m'empêchera…

TIRÉSIAS. — Si ! je vous empêcherai. Je vous le dis, Créon, un chef-d’œuvre d'horreur s'achève. Pas un mot, pas un geste, il serait malhonnête de poser une seule ombre de nous.

CRÉON. — C'est de la pure folie !

TIRÉSIAS. —C'est de la pure sagesse… Vous devez admettre...

CRÉON. — Impossible. Du reste, le pouvoir retombe entre mes mains.

 

 

I. Une réécriture

1. Un hommage à la scène antique

Cocteau cite à plusieurs reprises et de manière précise le texte de Sophocle : d'une certaine façon, l'auteur grec est donc un modèle pour Cocteau. Le texte moderne reprend la structure de l'interrogatoire, jusqu'au moment de la révélation qui est une traduction littérale "O lumière du jour" devient "Lumière est faite" : le symbolisme de l'aveuglement et de la révélation est ainsi conservé.

2. Un détournement ludique du mythe

Cependant, des énoncés introduisent un certain décalage avec le texte original : Oedipe est identifié comme le fils de Laïos chez Sophocle, alors qu'il devient le fils de Jocaste chez Cocteau... le premier auteur insiste sur le parricide, le deuxième sur l'inceste.

surtout, on peut remarquer une tendance à la parodie : un aspect ludique est en effet visible lorsque les paroles du serviteur "il me reste à dire hélas le plus terrible / et moi à l'entendre" deviennent dans la bouche d'Oedipe "je suis près d'une chose impossible à entendre / et moi d'une chose impossible à dire".

3. une réorientation du tragique

La réécriture de Cocteau nuance ainsi la dimension tragique de la pièce. Alors que la tragédie grecque vise à purger les passions du spectateur en lui faisant éprouver l'horreur du crime d'Oedipe, la scène devient chez Cocteau, à l'image du récit d'Antigone (qui contraste avec le récit du messager) familière, voire triviale.

L'intérêt du passage a ainsi évolué : on passe de la tragédie spectaculaire d'un homme à une pièce politique, avec un message engagé...

 

II. Une relecture politique : le rôle de Créon

 

1. personnage omniprésent

il participe à l'interrogatoire, et même le met en scène, s'attribuant plusieurs fonctions :

- il accuse (ma sœur est morte par votre faute) / - il enquête (un drame dont j'ai fini par découvrir l'intrigue) / - il préside le tribunal qu'il a lui-même institué (qu'il avoue!)/…

=>on peut dire qu'il est réellement le moteur de l'action, soulignée par les didascalies (il chasse le berger…)

 

2. une volonté de puissance

- son action devient vite tyrannique : « Il faut la dire. Je le veux. » : sa parole se confond avec des ordres donnés (qu'il avoue), est mise en scène avec brutalité (il CHASSE le berger), et il est orienté vers le futur : « personne ne m'empêchera... »

=> cette scène est ainsi à lire comme une mise en scène visant à légitimer un coup d'état…

 

3. un tragique politique

chez Sophocle, Oedipe porte le poids du tragique : en posant les questions, Oedipe cause sa propre perte (ironie tragique). La maniuplation de Créon fait d'Oedipe une victime, au contraire, dans la pièce de Cocteau. C'est moins le sort d'Oedipe que l'accession au pouvoir de Créon qui est tragique.

 

III. La mise à distance du tragique

 

1. le refus du pathos

Tandis que le messager de Sophocle développe la mort d'Oedipe, Antigone résume la situation en quelques lignes. Loin d'avoir des effets spectaculaires comme dans la tragédie antique, Cocteau retranscrit la mutilation de façon prosaïque avec une familiarité de ton surprenante (j'ai trop peur). Le fait que ce soit Antigone, une enfant, qui n'est pas un personnage anonyme, renforce l'impression de familiarité

 

2. redéfinition du tragique

La solennité du ton chez Sophocle correspond à la volonté d'inspirer crainte et pitié, soulignant la fonction cathartique de la tragédie. On n'hésite pas à convoquer des scènes horribles visant à marquer le spectateur...

Chez Cocteau, il ne s'agit pas de chercher à purger les passions, mais à mettre en scène la passion du pouvoir dans toute sa monstruosité. Le rôle de Tirésias souligne la nature du tragique de la pièce : « Je vous empêcherai... » : impuissance de l'homme à infléchir le destin, non pas représenté par les dieux, mais par les tyrans.

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