Lecture analytique 2
Céline, les usines Ford
I. La description d'un monde effrayant
1. L'usine est un univers : tout ce qui est à l'extérieur est insignifiant, inexistant.
> L'usine est décrite avec des adjectifs qui soulignent sa taille démesurée : "l'immense édifice", "cette infinie boite aux aciers"... Cet univers finit par devenir le seul horizon pour l'ouvrier. C'est le lieu de l'hyperbole : les mille roulettes,
> Le mot "tout" qui revient sans cesse signifie ainsi que l'usine renferme la totalité de l'existence des ouvriers. Pour l'ouvrier, il n'existe pas d'autre horizon que celui de l'usine, il n'y a pas d'ailleurs pensable, imaginable.
2. Le travail à l'usine abolit également toute vie intérieure
> la vie intérieure est niée : "Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n'êtes pas venu ici pour penser… Nous n'avons pas besoin d'imaginatifs": L'ouvrier n'est plus capable d'être conscient, il est dépossédé de lui-même, abruti par cet enfer.
> Les sensations saturent notre extrait, au point qu'il semble impossible de se concentrer, de réfléchir un instant : "on voudrait arrêter tout ça pour qu'on y réfléchisse, et entendre en soi...".
> Le polyptote qui insiste sur les secousses ("trembler-tremblement-tremblotant") témoigne également de cette impossibilité de rentrer en soi.
3. L'usine est de plus un univers absurde
Les ouvriers ne connaissent pas la finalité de leur travail : leurs gestes n'ont pas de sens.
> Dans cet univers du travail à la chaîne, tout est mis en pièces : le vocabulaire de la mécanique liste les pièces utilisées comme le vocabulaire du corps liste les organes souffrants des ouvriers.
> Les machines et les corps sont en morceaux. Les phrases mettent elles aussi la syntaxe en pièces : le chaos règne jusque dans l'organisation des phrases.
> Ainsi, dans cet univers chaotique, on perd tous ses repères : les bruits font entendre des silences, et on perd la notion du haut et du bas (cf le chiasme "des pieds aux oreilles"... "de haut en bas").
> L'usine est un monde absurde qui a tout d'un monde à l'envers.
II. Un enfer déshumanisant
1. Un enfer !
> La notion du temps semble disparaître : on est dans le temps itératif, celui de la répétition "les habitudes de la maison". Le travail est alors sous le signe de cette répétition mécanique :"Ça ne peut plus finir". On est dans un temps cyclique, un éternel retour qui rappelle les tortures éternelles telles que Sisyphe a dû subir dans le Tartare. L'imagerie du cercle infernal prend une dimension mythique : "nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre"
> L'usine use les ouvriers, l'étymologie du mot "travail", qui rappelle la torture, est ici tout à fait pertinente. Les corps évoqués sont souffrants,
> le règne du chaos : à l'opposé de toute forme d'harmonie (cf les sonorités cacophoniques), c'est le règne du mélange informe qui renvoie à un néant originel : Elle est en catastrophe cette infinie boîte aux aciers et nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre. Tous ensemble!
2. Un monde qui se pétrifie
> Les hommes deviennent machines dans cet univers de la déshumanisation. Les pronoms utilisés "ça" et "on" détruisent toute forme d'individualité. "On pensera pour vous mon ami" : le personnage est dépossédé de son identité, à laquelle se substitue le "on" anonyme de la standardisation... une identité à la chaine...
> les formes passives dominent alors : "possédé par le tremblement, ...vibré de haut en bas", "Une fois rhabillés, nous fûmes répartis en files traînardes" : le rythme est celui d'un enlisement, d'une attente pénible.
> l'image de la modernité, ironique, est bien loin de l'idée d'un progrès humaniste. Cet univers où règne l'acier est dépourvu de souplesse : le fordisme est un système rigide et implacable.
> L'humanité est dissoute, dans une sorte de mécanique plaquée sur du vivant. "On en devenait machine aussi soi-même". C'est ici la notion d'aliénation qui doit être convoquée : on devient autre, on perd son identité... on en vient à se prendre soi-même comme objet de dégoût : " se dégoutter de sa substance"
3. Un monde tragique
> on note la disparition progressive de l'humain : de la voix du contremaître... à l'absence de communication... au bruit des machines,
> une avancée dans le néant : "À mesure qu'on avançait on les perdait les compagnons". Le personnages vont à l'abattoir : "On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil"
> la disparition de l'humain passe aussi par sa dégradation, à travers l'image du "chimpanzé" d'abord, puis de la "viande".
la faible voix de la résistance :
> à travers la syntaxe malmenée, on peut entendre le déraillement du travail à la chaîne.
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