séance 10 : bilan de séquence

Bilan sur les Liaisons Dangereuses

1. Le roman est le miroir critique d'une société pervertie. Peu de personnages positifs (Rosemonde?). Le roman propose-t-il vraiment une morale ?

2. Le roman épistolaire met en avant les ressorts de la polyphonie : le jeu des points de vue, les jeux de manipulation, et la virtuosité de l'auteur sont ainsi caractéristiques d'un art du roman.

3. Le libertin, personnage fascinant, est à la fois noble et ignoble, essentiellement double, hypocrite, porteur de masque…

4. Les adaptations cinématographiques (Stephen Frears, Dangerous Liaisons, et Roger Kumble, Cruel Intentions) proposent un véritable travail de réécriture. Chez Frears, la première et la dernière séquence du film travaillent l'image du visage de Merteuil. Véritable Narcisse travaillant son masque, la marquise est ensuite défigurée, le masque tombe avec le maquillage qui disparaît, symbolisant la mort sociale du personnage. Chez Kumble, l'action est transposée dans un lieu et un cadre contemporain, les lettres sont remplacées par des médias tels que l'ordinateur, le téléphone. Des scènes sont ajoutées (l'histoire de la psychologue), les noms des personnages sont rallongés (Sébastien Valmont), les liens entre les personnages ont évolué (Valmont et Merteuil sont demi-frères et demi-soeurs...), et le langage utilisé franchit souvent les frontières de la vulgarité. Cette actualisation de la fiction permet d'établir des liens entre deux univers qui révèlent la même comédie sociale.

Pour aller plus loin : Olivier Maurel Essais sur le mimétisme
Roméo et Juliette, Phèdre, Candide, Les Liaisons dangereuses, Lorenzaccio, L'Éducation sentimentale, Le Moulin de Pologne, Zelig (Woody Allen).

Société et conformisme dans les Liaisons

La société que décrit Laclos est dominée par deux conformismes opposés et complémentaires : la pruderie et le libertinage. Tous deux sont présentés comme réducteurs et destructeurs pour l'individu, l'un par sa négation du corps, l'autre par sa négation du cœur et de l'âme . Le conformisme de la pruderie est évidemment une perversion du christianisme, qui consiste à confondre péché et sexualité, sainteté et virginité. Il concerne essentiellement les femmes  : une femme qui ne s'y plie pas, au moins en apparence, est impitoyablement rejetée. L'enfermement des jeunes filles dans les couvents, l'étroite surveillance à laquelle on les soumet, l'ignorance dans laquelle on veille à les maintenir, les mariages arrangés, sont quelques-unes des manifestations de ce conformisme. Cécile et Madame de Volanges sont de purs produits de cette éducation. Plus généralement, Madame de Merteuil décrit ce que deviennent les femmes du "parti Prude" (LXXXI) dans leur vieillesse : "sans idées et sans existence, elles répètent, sans les comprendre et indifféremment, tout ce qu'elles entendent dire, et restent par elles-mêmes absolument nulles"(CXIII).
C'est là parfaitement caractériser les effets destructeurs du mimétisme. Seules quelques femmes, grâce à leur intelligence, parviennent, d'après Madame de Merteuil, à échapper à ce conformisme et à "se créer une existence". Madame de Rosemonde en est un exemple. Et les expressions qu'emploie Madame de Merteuil disent l'essentiel  : la question centrale du roman est au fond le "
to be or not to be" de Shakespeare. Il s'agit soit de succomber au conformisme ambiant et de ne pas exister, soit de lui échapper pour se créer une existence. Si l'intrigue du roman est si rigoureuse et si serrée, c'est qu'il y est constamment question de vie ou de mort et non, contrairement à ce qu'on a dit quelquefois, d'un amusement d'esthètes ou de dandys. Mais le libertinage, pôle opposé de la pruderie, est, lui aussi, pour Laclos, un conformisme. C'est l'équivalent, pour les hommes, de ce qu'est la pruderie pour les femmes.
Tous les hommes ne sont pas des libertins aussi brillants que Valmont ou Prévan, mais la plupart rivalisent entre eux dans ce domaine. Valmont s'est "rendu l'oracle" de tous les jeunes gens. Gercourt, qui tient tant à la virginité de sa future femme, n'en a pas moins été un rival, et un rival heureux, de Valmont. Et il va de soi, aux yeux de Valmont, que pour détruire les raisonnements vertueux de Danceny qui refuse de coucher avec Cécile, "on aurait pour soi l'autorité de l'usage". Libertinage et pruderie entretiennent une sorte de rivalité mimétique. Parce que la pruderie fait de la virginité et de la vertu des femmes un absolu, l'interdit qui est censé les protéger les désigne évidemment au désir des libertins. Et la sexualité, "diabolisée" par les prudes, engendre un "Évangile inversé" chez les libertins.

Dans les deux cas, la personnalité humaine est partiellement niée. La prude se doit de ne pas avoir de corps. Le libertin se doit de ne pas avoir de cœur. Il s'agit là d'une véritable mutilation que le prestige de Mme de Merteuil et de Valmont a souvent empêché de voir chez les libertins, surtout lorsque les lecteurs du roman se voulaient eux-mêmes affranchis. Et on peut dire que si Valmont fait découvrir son corps à Cécile, Valmont se découvre un cœur dans sa relation amoureuse avec Madame de Tourvel.

Être et paraître
Ce qu'on pouvait faire, ce qu'on devait penser et ce qu'il fallait paraître. (lettre LXXXI)

 Réducteurs et destructeurs de l'intégrité de la personne, les deux conformismes antagonistes contraignent leurs victimes à paraître autres qu'elles ne sont. La préoccupation dominante, dans les deux camps, est celle de l'opinion publique. Les notions de considération, de réputation, sont essentielles et apparaissent à chaque page du roman, aussi bien sous la plume de Madame de Merteuil que de Madame de Volanges. La honte, l'humiliation et la rougeur qui en est le signe, le ridicule, particulièrement du côté des libertins, mettent en valeur l'importance du mimétisme. Peu importe ce que l'on est vraiment ; l'essentiel est ce que l'on paraît aux autres, la manière dont on maintient sa réputation, c'est-à-dire l'image que l'on s'est créée dans l'opinion publique, en rivalisant avec les autres dans le conformisme. Madame de Merteuil est, aux yeux des femmes, le modèle des prudes, comme Valmont le modèle des libertins. Dès le début du roman, c'est-à-dire dès les premières lignes de la première lettre de Cécile à Sophie Carnay, il est question de parures et de rivalité à propos de ces parures. Cécile se promet d'aller narguer une de ses anciennes compagnes, "la superbe Tanville", qui était venue elle-même la narguer, "in fiocchi", au couvent. Ce n'est évidemment pas un détail insignifiant. Dans une société dominée par le mimétisme, la rivalité sur le paraître devient la grande affaire, et l'on verra comment, en ce qui concerne Madame de Merteuil, c'est affaire vitale . C'est donc dans le regard des autres que Cécile cherche avidement sa propre image : "Je voyais bien qu'on parlait de moi (...), ce qui m'inquiétait le plus était de ne pas savoir ce que l'on pensait sur mon compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie : mais j'ai entendu bien distinctement celui de gauche ; et il faut que cela soit bien vrai (...) Oh ! je crois que cette dame a raison !" Cécile ne cherche pas en elle-même ce qu'elle est, mais reçoit sa définition de son miroir : le regard et le jugement des autres.
Et quand on ne parle ni ne s'occupe d'elle, elle sombre dans le sommeil (III) ou dans l'ennui : "je me suis fort ennuyée" (III), "personne ne me parle et je m'ennuie" (VII), "quand on est si longtemps toute seule, c'est bien ennuyeux" (XIV). Comme les vieilles femmes dont parlait Madame de Merteuil, Cécile tombe dans l'inexistence dès qu'elle n'existe pas aux yeux des autres, dès qu'elle n'est pas définie par leurs regards.
Dans le bal des
Liaisons dangereuses, chacun trouve son masque, un masque souvent sans visage, dans le regard des autres. Et cela est vrai aussi du style épistolaire. Madame de Merteuil écrit à Cécile : "Quand vous écrivez à quelqu'un, c'est pour lui et non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez que ce qui lui plaît davantage" (CV). La règle du jeu social n'est pas d'être soi-même, mais d'être ce que les autres attendent . De là vient la fréquence de l'image du "grand Théâtre" que Valmont et Madame de Merteuil utilisent pour parler du monde  : "Alors je commençai à déployer sur le grand Théâtre les talents que je m'étais donnés" (LXXXI). "Qu'a-t-on de plus sur un plus grand théâtre?". Les personnages principaux des Liaisons, à l'exception de Madame de Tourvel, sont toujours en représentation et, en ce qui concerne Valmont et surtout Madame de Merteuil, ils sont à la fois auteurs et interprètes de leurs propres intrigues.


 

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