séance 2 : Heureux qui comme Ulysse

Lecture analytique

Si la traduction de Virgile et le poème "Telle que dans son char" relèvent de la logique du pastiche visant à glorifier Rome, en revanche, "Heureux qui comme Ulysse" semble indiquer une toute autre intention. La grandeur de Rome, en effet, se délite face au souvenir d'un petit chez soi. Ce renversement signale une révolution esthétique, puisqu'au poème épique célébrant Rome, Du Bellay substitue le sonnet lyrique célébrant la France.

 

I. La mélancolie du poète

1. Une élégie : l'expression d'une douleur, d'une plainte

Les sentiments apparaissent dans les quatrains à travers les types de phrase : le premier quatrain est une exclamation, proche du cri, le deuxième quatrain est une interrogation n'attendant pas de réponse (un silence). L’affectivité de ces phrases est de plus renforcée par les adjectifs: heureux/beau/mon petit village, ma pauvre maison… : ces adjectifs, d'abord euphoriques lorsqu'ils rappellent l'Odyssée, sont ensuite dysphoriques lorsqu'ils évoquent l'instant présent. L'interjection « hélas » donne à cette tonalité lyrique une pointe élégiaque (plainte douloureuse).

 

2. La nostalgie

la nostalgie est étymologiquement le désir de rentrer chez soi. La grandeur de Rome (avec ses palais, le marbre, le Tibre, le mont Palatin, l'air marin ) se délite alors devant l'amour d'un petit chez soi (séjour, ardoise fine, petit Liré, douceur angevine..). Les éléments qui décrivent Rome déchirent l'horizon entre images verticales et minérales (palais / mont) et horizontales et maritimes (Tibre, air marin) : Rome est sous le signe d'un sens interdit.

 

3. L'obsession du retour

Elle se lit dans les verbes, avec le préfixe re- (retourner, reverrai-je) et les effets d'allitérations en r qui disséminent le son du retour « vivre entre ses parents le reste de son âge ». Le poète utilise différents procédés de comparaison : le complément de comparaison introduit par comme (1er quatrain), la métaphore (ma maison m’est une province), le comparatif de supériorité plus… que (tercets)... La comparaison relie un comparé à un comparant, elle traduit donc le désir du poète d’être relié à son pays. Surtout, la répétition des comparatifs dans les tercets donne à ce poème des airs de litanies, un poème qui revient sans cesse sur une idée fixe et qui mime la mélancolie, c'est-à-dire l'impossibilité de penser à autre chose qu'à l'éternel retour du sentiment de la perte (Freud).

 

II. Un texte en tension

 

1. L'opposition aux modèles

L'opposition au héros : le poète, simple homme contemporain du lecteur, s'oppose au héros antique. La 3ème personne et la 1ère personne du singulier ne peuvent s'accorder. Le héros, comme Jason évoqué par le pronom « cestuy-là », est mis à distance par le démonstratif qui le rend inaccessible. On retrouve dans les tercets cette opposition entre « mes aïeux » et « des palais romains » où le possessif et l'indéfini sont clairement antithétiques.

 

2. Écriture de l'opposition au cœur des strophes

On peut remarquer une opposition des quatrains : le premier quatrain fait référence au passé, le deuxième fait référence au futur. Le poète semble ainsi écartelé par le temps. De plus, l'espace parcouru par les héros est ouvert, c'est le beau voyage de la quête, qui s'oppose au désir d'immobilité, de clôture du poète : il s'agit pour lui de vivre « entre » ses parents, de revoir le « clos » de se maison. Dans les tercets, l’opposition entre les deux lieux évoqués redouble cet écartèlement. Le poète est incapable de vivre l’instant présent et de se sentir chez soi.

 

III. La grandeur du petit : un art poétique

 

1. De nouvelles valeurs esthétiques :

les comparaisons ont pour comparant des références culturelles, grecques, romaines, françaises. La noblesse des références mythologiques grecques et la grandeur architecturale de l’empire romain sont ainsi sur le point d’être surpassées par la beauté intime de la poésie Française. On peut parler ici de translatio imperii et studii : la Renaissance est le moment où la France va s’imposer comme le modèle culturel, après Athènes et Rome, en valorisant non plus la grandeur épique, mais la douceur, la finesse, l’intimité lyrique.

 

2. Le choix du sonnet est alors éloquent

c'est un petit poème, et non un long récit comme celui de l'épopée. De plus, le sonnet a des strophes de plus en plus courtes : on a un effet d'accélération, souligné dans les tercets par la figure de l'ellipse. On pourra remarquer que dans les 2 dernières strophes, le premier et le dernier vers, décrivant la douceur angevine, encadrent la grandeur romaine. En d'autres termes, la grandeur romaine est contenue, enfermée, dans la poésie nouvelle chantée par Du Bellay. Même effet d'inclusion dans le chiasme des deux derniers vers, donnant ainsi, avec la pointe, une victoire définitive de la poésie lyrique.

 

3. Une écriture subversive de Rome

Alors qu'on avait dans les Antiquités de Rome des formules calquées sur le latin, visant à rivaliser avec la langue antique, on a ici un vocabulaire visant la simplicité et refusant les archaïsmes. Le souvenir des Antiquités n'est plus présent que pour faire entendre une voix subversive. Loin d'une rhétorique de l'hommage, la réécriture est ici l'occasion d'un détournement.

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