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lecture analytique

L'utopie de la Bétique

I. La Bétique : un monde parfait
 1. Un monde isolé

La Bétique est présentée d'emblée comme un pays isolé du reste du monde, un lieu clos et éloigné. En effet, il est bordé d'une part par les « Colonnes d'Hercule » et d'autre part par « la mer furieuse ». Le pays est situé entre l'Europe et l'Afrique, mais ces précisions évoquent surtout son caractère plutôt inaccessible. D'un point de vue temporel, la Bétique semble également bien éloignée du monde du lecteur, même contemporain de Fénelon. Cette contrée est ancrée dans un univers antique et même mythologique. Les expressions utilisées pour le situer géographiquement appartiennent à l'Antiquité et, surtout, ce récit est adressé à Télémaque, le fils du héros de la mythologie grecque, Ulysse. De même, le pays est présenté au début comme ayant « conservé les délices de l'âge d'or ». D'ailleurs, toute la description est menée au présent et semble s'inscrire dans une temporalité immuable et impossible à dater : comme éternellement « le fleuve Bétis coule dans un pays fertile ». La Bétique affirme ainsi sa différence par son caractère éloigné à la fois spatialement et temporellement. Ce premier trait propre à l'utopie est accentué par l'abondance qui caractérise par la contrée.

 2. Un pays d'abondance

La Bétique est une terre riche et propice aussi bien à l'agriculture qu'à l'élevage. On peut d'ailleurs remarquer la présence des quatre éléments, dont l'union harmonieuse est source de fertilité pour tout le pays. Ainsi, la région est irriguée par « le fleuve Bétis », le feu et l'air se modèrent mutuellement : « L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par des zéphyrs », et : « La terre, dans les vallons et les campagnes unies » est travaillée. La végétation est luxuriante, comme en témoigne l'accumulation de végétaux dans la phrase suivante : « Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris », la répétition de « toujours » accentuant encore l'impression que cette fertilité est immuable. La régularité de cette abondance est notable, puisque la terre produit « chaque année une double moisson ». De même, l'hyperbole « les montagnes sont couvertes de troupeaux » souligne la prospérité du bétail. D'autre part, même si les habitants s'en désintéressent, le sous-sol se caractérise par sa grande richesse, puisqu'il « y a plusieurs mines d'or et d'argent », l'association de ces deux métaux précieux étant d'ailleurs répétée trois fois dans le texte. Cependant, ce ne sont pas ces richesses qui comptent dans ce pays, mais la fertilité de la nature, qui, par sa constance, apparaît comme idéale.

 3. Un pays serein et constant

Le climat de la Bétique se présente comme tout à fait remarquable et se distingue par sa grande douceur. En effet, les saisons perdent leurs caractéristiques extrêmes et se modèrent de façon harmonieuse : l'hiver, « les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais » et la chaleur de l'été est « toujours tempérée par des zéphyrs rafraîchissants ». L'antithèse entre « jamais » et « toujours » accentue encore la constance immuable de ce climat. Un champ lexical de la douceur est par ailleurs développé dans le texte, avec des termes comme « doux », « tièdes », « tempérée » ou « adoucir ». Le climat se fait donc doux et régulier pour favoriser les cultures et la vie des habitants de la Bétique. Cette impression de douceur est renforcée par la personnification des saisons révélée par la métaphore suivante : « […] toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. » Ce mariage des saisons évoque de façon très suggestive la fécondité de cette terre véritable alma mater et souligne aussi la concorde et l'harmonie qui règnent naturellement dans ce pays à l'image de la population elle-même. Cette nature utopique, fertile et sereine, se fait à la fois écrin et miroir d'une société idéale.

 
 II. Une société idéale
 1. Le bonheur simple des habitants

La Bétique, pays d'exception qui prête au rêve, abrite une population elle-même remarquable. Ses habitants se caractérisent tout d'abord par leur grande simplicité et par leur mode de vie frugal. En effet, l'adjectif « simple » est répété et apparaît même sous forme de polyptote dans l'expression « les habitants, simples et heureux dans leur simplicité ». Surtout, le narrateur insiste sur le fait que cette société a cerné ses besoins et ne cherche à satisfaire que ceux-ci, renonçant à tout ce qui n'apparaît pas comme essentiel. Ainsi, une formule presque identique est reprise à quelques lignes d'intervalle : « ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme » et « ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes ». Dans les deux cas, la négation restrictive souligne bien l'extrême modération des habitants de la Bétique, qui distinguent absolument besoins véritables et désirs superflus. Cette frugalité est à l'origine du bonheur de cette population. En effet, le champ lexical du bonheur, associé d'ailleurs à la nature comme aux habitants, jalonne tout le texte avec des termes comme : « serein », « délices », « heureux » – qui est répété – « tranquille » ou « gaie ». Ainsi, le narrateur donne l'image d'une société heureuse, dont le bonheur est fondé sur un idéal de simplicité et de modération. Cette société rurale vit simplement en harmonie avec la nature.

 2. Une société rurale uniforme

Se contentant de ce que leur offre la nature et ne recherchant que ce qui est leur est véritablement nécessaire, les habitants de la Bétique refusent tout matérialisme. Ils n'ont aucune considération particulière pour l'or et l'argent, qui sont, pour eux, des métaux ordinaires « employés aux mêmes usages que le fer ». Ils ne sont pas perçus comme des biens en soi mais comme de simples outils. L'exemple surprenant et éloquent donné par le narrateur, ces métaux sont utilisés « pour des socs de charrue », souligne de façon très symbolique que l'or et l'argent sont « rabaissés » et sont aux pieds de l'agriculteur dont le métier apparaît alors comme primordial. Les habitants de la Bétique se consacrent aux travaux agricoles, culture et élevage, c'est-à-dire aux « arts nécessaires pour leur vie simple et frugale ». Cette vie rustique renvoie au mythe de l'âge d'or dont il est question au début du texte mais révèle aussi l'uniformité de cette société utopique. En effet, aucun individu ne se distingue dans cette population, puisqu'ils « sont presque tous bergers ou laboureurs » et sont toujours évoqués par le narrateur au moyen du pronom « ils », même en répondant à Adoam. Ainsi, les habitants de la Bétique mènent une vie simple et rustique, gage de bonheur et de sérénité, et offrent au lecteur l'image d'un monde idéal, d'un modèle de société bien éloigné de sa réalité, évoquée d'ailleurs de façon très critique.

 

 III. La critique du monde réel
 1. L'opposition entre les deux mondes

Le narrateur dresse un portrait très rapide et plutôt élogieux de sa propre société aux habitants de la Bétique. Ce tableau du « monde réel » est constitué d'une énumération de différentes réalisations humaines associées chaque fois à des termes mélioratifs. Le narrateur parle ainsi « des bâtiments superbes, […] des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l'harmonie charme ». Cette énumération des différentes richesses fournies par l'art ou l'artisanat peut d'ailleurs rappeler les réalisations fastueuses du Versailles de Louis XIV. Cependant, elle ne provoque que le rejet de la part des habitants de la Bétique. Leur critique est d'ailleurs rendue plus sensible encore par l'usage du discours direct pour rapporter leurs paroles. Ces habitants opposent ce monde à leur propre société, notamment par le biais d'une série de questions rhétoriques visant à comparer les deux populations. « Vivent-ils plus longtemps ? Sont-ils plus unis entre eux ? Mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? » La suite de comparatifs utilisés dans ces différentes questions souligne bien la qualité de leur mode de vie, par opposition au mode de vie moderne européen. Le contraste est également perceptible avec la reprise du terme « nécessités », cette fois associé à « fausses » en ce qui concerne les mœurs de ces peuples. Les habitants de la Bétique leur reprochent surtout d'être corrompus par leur goût du superflu.

 2. Le blâme du superflu

Le discours qui vient clore l'extrait se présente comme un blâme très net du matérialisme et des richesses. En effet, ce « superflu » apparaît ici comme la source du vice et du malheur, comme le souligne l'exclamation initiale : « Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes ! » ou encore l'inquiétante gradation des verbes dans l'expression suivante : « ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent ». De façon générale, le discours des habitants de la Bétique condamne le superflu en l'associant au vice et aux péchés capitaux, puisqu'il « amollit », « enivre », provoque la « violence », « l'envie » et « l'avarice ». L'accumulation dans la dernière phrase d'adjectifs ou de participes passés connotés de façon très négative, « jaloux », « rongés », « agités » et « incapables », forme une gradation remarquable et insiste bien sur l'ampleur des ravages provoqués par ce superflu. Ainsi, ce peuple étranger porte un regard très sombre et critique sur notre société et nous incite à mettre à distance ce désir d'obtenir et d'accumuler des richesses qui n'ont rien d'essentiel et ne sont que de « fausses nécessités ». Avec un certain bon sens, les habitants de la Bétique pointent un paradoxe éloquent : « Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu'à rendre les hommes mauvais ? » La simplicité de ce peuple utopique nous pousse à porter un regard distancié et critique sur notre monde.

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