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fin de cérémonie

lecture analytique 3

Claire et Solange jouent une scène dont elles ont l’habitude : Claire joue Madame et exprime le mépris qu’elle ressent pour ses domestiques, Solange joue Claire et l’explosion du ressentiment que suscitent les inégalités sociales. Mais le jeu se dérègle, et le spectateur se perd entre le réel et son double, entre le jeu et la réalité. Comment le dérèglement de la cérémonie introduit-il alors une dimension tragique ?

 

Une cérémonie théâtrale

1. La théâtralité du passage est à souligner puisqu’elle opère sur le mode d’une amplification progressive. Le « bal » des deux sœurs, leur empoignade, suggèrent un jeu théâtralisé, ce que montre aussi l’ouverture de la fenêtre. Claire et Solange veulent des spectateurs et se mettent en situation de jouer un scène de haine. « Nous allons parler au monde. Qu’il se mette aux fenêtres pour nous voir, il faut qu’il nous écoute » : les personnages désirent que l’espace fermé de l’intimité s’ouvre vers un espace public.

 

2. Les répliques « je monte, je monte » ou « Continuez, continuez » montre en Solange le travail d’un acteur cherchant à atteindre un état d’identification absolue. Au contraire, Claire semble à court d’inspiration « je suis vide, je ne trouve plus. Je suis à bout d’insultes »

 

3. Les rôles des sœurs sont marqués par un jeu complexe sur les pronoms. L’opposition marquée entre je et ils, entre vous et nous, doit manifester le mépris de Madame pour ceux qu’elle considère comme des êtres subalternes. L’entrée de Claire dans son rôle se manifeste non seulement par des phrases de Solange qui l’encourage (je monte, je monte / Continuez, continuez), mais aussi par l’emploi de formules anaphoriques qui montrent que Claire cherche à accumuler les marques de mépris qui caractérisent ordinairement Madame.

 

La confusion du réel et du jeu

1. Cependant, le jeu menace de brouiller les repères des deux femmes. Le tu et le vous alternent en fonction des rôles changeants de Solange et de Claire. Même lorsqu’elle se sent en danger, elle continue de faire alterner la peur réelle et le jeu où elle campe Madame. «  Tu vas trop loin » « Vous me tuez ». Solange mélange aussi le tu destiné à Claire et le vous réservé à Madame, dans une confusion des rôles : « je t’en prie, Claire, réponds-moi » et « je continuerai seule, seule, ma chère. Ne bougez pas ».

2. Solange semble perdre la notion des frontières entre le réel et le jeu lorsqu’elle décide de punir Madame en l’étranglant. Elle décide de punir Claire pour sa lâcheté, mais c’est Madame qu’elle étrangle. La phrase « Vous n’aurez pas à aller jusqu’au crime » est ambiguë dans la mesure où elle s’adresse à Madame, mais en réalité, elle fait allusion au projet d’empoisonnement des deux sœurs.

 

Vers un dénouement tragique

1. La fin de la pièce fait écho à son début, comme un éternel recommencement. Les domestiques sont d’ailleurs un écho de leurs maîtres, un « miroir déformant ». Toute re-présentation est une avancée vers le pire, et le thème de la mort se précise d’ailleurs « la mort est présente et nous guette ».

2. La scène tend à s’accélérer, le jeu des sœurs devient de plus en plus dangereux, l’identification est de plus en plus aboutie. Les répliques de Claire montrent cette accélération en devenant plus brèves « Qu’est-ce que tu fais / tu vas trop loin, / vous me tuez / Tais-toi / Solange »… On va vers des phrases brèves, juxtaposées « Solange, arrêtons-nous. Je n’en peux plus. Laisse-moi ». Cette accélération va également dans le sens d’un rétrécissement de l’espace : après avoir cherché à ouvrir les fenêtres, le jeu se resserre et Claire finit « accroupie dans un coin ».

3. La référence au destin « je sais à quoi je suis destinée », « Ah nous étions maudites », souligne la dimension tragique du passage. La condition de domestique et le meurtre ne font plus qu’un. Etre domestique, c’est changer de condition : d’ailleurs les domestiques ne font pas partie de l’humanité, cette « espère odieuse et vile », déshumanisée et caricaturale, a tout du monstre tragique avec ses « gueules d’épouvante ». (cf Comment jouer les Bonnes « Sacrées ou non, ces bonnes sont des monstres »). Les domestiques sont liés à la mort, et la pourriture qu’ils exhalent en sont comme l’annonce.

 

Conclusion

À l’identification maximale des comédiens correspond alors une distanciation maximale des spectateurs. L’identification aliénante et mortifère invite à la distanciation critique (obligatoire à travers l’interrogation « qui est qui ? ») et libératrice. En ce sens, il y a bien une dimension cathartique à l’oeuvre : il s’agit de se libérer de cette passion de l’identification (esthétique du réalisme poussée à son point maximum) afin d’être maître de soi…

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