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Ophélia

Lecture analytique n°2 : Ophélie

Ophélie

I
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
- On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or
II
O pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
C'est que les vents tombant des grand monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;

C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
À ton esprit rêveur portait d'étranges bruits,
Que ton coeur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;

C'est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
- Et l'Infini terrible éffara ton oeil bleu !
III
- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

 

Les pistes étudiées sont les suivantes :

 

I. Réécriture d'une scène idyllique, sacralisée

 

1. Un mythe

- reprise de Shakespeare, qui intervient d'ailleurs dans la dernière strophe sous la périphrase « le Poète ». Les lieux, « les grands monts de Norwège », précisent la référence, c'est une héroïne nordique, d'un autre temps, d'un autre pays, traversant les siècles et les espaces pour venir faire entendre sa voix et son chant.

- l'adjectif « grand », qui qualifie sans cesse le personnage (comme un grand lys, , renvoie à la grandeur sublime de ce qu'elle incarne.

 

2. Un tableau

- Aspect pictural qui rappelle John Everett Millais. Poésie proche de l'ekphrasis, (ut pictura poesis), avec le jeu des contrastes et les couleurs (astres d'or, œil bleu).

- Attention aux formes également (déploie en corolle, en ses longs voiles, comme un grand lys…)

> rivalité avec la peinture qui se poursuit en musique

 

3. réécriture d'une nature maternelle

- elle est personnifiée et animée (les vents baisent ses seins, les saules pleurent, les nénuphars soupirent, les voix des mers…) et une voix finit par s'articuler pour chanter une plainte sur ce corps. La Nature compatit comme une mère en deuil au chagrin d'Ophélie, et à son destin tragique

- le champ lexical de la maternité est présent, quoique discret, à travers le bercement et les mouvement d'inclinaison sur le corps. Cette bienveillance maternelle est renforcée par les sonorités sifflantes (s et f) comme aux vers 5-6 : voici plus de 1000 ans que la triste Ophélie / Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir »

> Le fleuve, dans un étrange baptême, participe à faire de la nature un tombeau

 

II. Un personnage mystérieux

 

1. Une femme surnaturelle

- personnage fantastique, caractérisé par un blanc spectral, qui fait d'elle une apparition immatérielle et vaporeuse. On est dans un univers où tout est atténué : les couleurs et les sons sont pâles, et proches du murmure ou du soupir. La tonalité est fantastique autant que lyrique.

- personnage associé au mystère et à la nuit, c'est un être proche du rêve (son grand front rêveur devient ton esprit rêveur). Univers du rêve = celui où tout est possible, à l'image du rêve de fusion avec le cavalier pâle. L'union des contraires est d'ailleurs reprise dans la comparaison de la neige et du feu. Évanescente, elle flotte et semble défier la gravité, les lois de la nature. Les éléments se mêlent dans cet univers irréel, impossible

> elle n'est pas de ce monde !

 

2. Une nature éternelle

- L'eau est associée au motif du temps qui passe éternellement, c'est un topos de la poésie lyrique, qui est repris avec l'anaphore « voici plus de 1000 ans ». Ophélie, faisant corps avec cette eau, prend l'allure d'un fantôme qui hante le fleuve et erre sans fin.

- Le présent rend la scène toujours d'actualité, et l'expression de l'habitude « elle éveille parfois » renforce ce sentiment de durée. 1Ère partie = au présent, 2ème partie au passé, 3ème partie : étrange mélange du présent et du passé simple, qui donne l'impression d'un présent qui poursuit un passé coupé de la situation d'énonciation.

> Ophélie fait le lien entre le passé et le présent, c'est une figure mythique.

 

3. Un double du poète

- l'apostrophe et le tutoiement supposent une certaine familiarité du poète et de cette muse. Ce personnage est d'ailleurs lié à Shakespeare, « le Poète ». Liée à l'enfance (tu mourus, enfant), elle est proche de Rimbaud.

- Surtout, la folie et les visions du personnage laissent penser une identification possible entre ces deux êtres d'exception.

- Le fleuve est enfin une sorte de miroir où se reflète l'image du poète. Cette figure du reflet est présente dès les deux premiers vers du poème, et on peut voir que le poème qui s'ouvre et se clot sur les mêmes vers à une structure qui se réfléchit également.

 

III. Un métaphore de la dérive et des errances de la poésie

 

1. Une muse

> ce personnage est inspiré par la nature : on assiste à l'éclosion d'une parole tout au long du poème qui laisse entendre une articulation à travers les murmures et les soupirs de la nature.

> La muse inspiratrice renouvelle alors l'image mythique de l'enthousiasme ou de la furor.

 

2. de la folie douce à la folie furieuse

> de la première à la deuxième partie : passage du calme et de la douceur au bruit et à la fureur. La ponctuation signale ce basculement, les points de suspension laissent place aux exclamations et aux interjections.

> Les sonorités douces et mélancoliques font place à des rythmes heurtés et des allitérations brusques : les liquides « on entend dans les bois lointains des hallalis » laissent place aux ronflements « ton esprit rêveur portait d'étranges bruits », par exemple… On avait des enjambements dans la 2ème strophe, on a des mots heurtés « Ciel ! Amour ! Liberté ! ... » qui sonnent comme des cris incisifs.

> Le mouvement du texte va donc vers l'agitation et la folie, on rejoint le parcours d'Ophélie !

 

3. une métaphore de l'expérience poétique

> La dérive d'Ophélie peut alors symboliser la dérive de l'expérience poétique : on a un cheminement vers la vision et la folie, qui se dit dans un enthousiasme grandissant. On retrouve l'expérience du sublime « tes grandes visions étranglaient ta parole » avec une expérience de l'ineffable qui à la fois ouvre les horizons, et écrase le voyant avec une pulsion de mort.

> un écho au bateau ivre : le fleuve emporté peut-il préfigurer les fleuves impassibles ? Le corps d'Ophélie peut-il préfigurer le bateau ivre ? On est dans une projection toute personnelle, dans l'élaboration d'un mythe intime, alors, et non plus dans l'imitation servile d'un simple exercice de style

> La structure circulaire, avec la reprise des premiers vers en fin de poème, peut faire écho à une sorte d'échec poétique de la voyance...

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