le bateau ivre

lecture analytique

Le bateau qui rompt ses amarres est à rapprocher du poète qui rompt avec les normes morales, sociales, idéologiques, de son époque. C’est l’ivresse de la liberté qui est ici mise en scène : le poète révolté contre les normes admises du quotidien est exhalté. Il faut comprendre cette ivresse comme une joie intense, euphorique. La rencontre violente avec la mer est saluée comme une fête sauvage, dionysiaque.

 

I. Le bonheur de la dérive

 

une dérive hors de l’humanité : certains groupes grammaticaux ne sauraient renvoyer à un sujet humain. L'expression "ma coque de sapin" (v.18) par exemple se rapporte nécessairement au bateau. Il en est de même de l’adjectif « porteur » (vers 6), apposé au pronom sujet « j’ » (vers 5) : seul un bateau peut être dit « porteur de blés flamands et de cotons anglais ». Ce n'est pas non plus l'auteur mais le pont du bateau que l'océan "lava" de ses "tâches de vin bleu et des vomissures" (vers 19).

 

le rejet de l’humanité : la présence humaine est dégradante : au vers 16, le monde des hommes  (le rivage, le port) est associé à l’idée de niaiserie, c’est à dire de bêtise : « l’œil niais des falots ».  On reconnaît là la dévalorisation constante chez Rimbaud du travail, de la vie besogneuse (il se montre indifférent au sort des équipages, des haleurs), de l’humain en général tandis qu’au contraire la nature, la « tempête », « les clapotements furieux des marées », les flots « rouleurs de victimes », « les peaux-rouges criards », toute la sauvagerie primitive et la violence des éléments naturels sont valorisées. Le bateau est du côté de l’élémentaire, de la pureté

 

une libération : Le naufrage joue pour le bateau un rôle de purification (« me lava ») et de bénédiction (« la tempête a béni mes éveils maritimes »).  Le choix de ce vocabulaire indique une intention de spiritualisation de la nature, de l’océan, par opposition aux hommes coupables d’avoir souillé le bateau de « tâches de vins bleus et de vomissures ». La dérive du bateau apparaît dès lors comme une aventure spirituelle. Non seulement une  libération mais une purification, une régénération. L’expression « la tempête  a béni mes éveils maritimes » suggère une connotation religieuse. Elle évoque une nouvelle naissance (« éveil »), un nouveau baptême  (« béni »). Par sa rupture avec la civilisation, le poète accède à un monde différent, supérieur à celui des hommes.

 

Sous le signe de l’intensité : on notera la multiplication des marques du haut degré : plus sourd que Plus léger qu'un Plus douce qu'… l’importance des pluriels et des indéfinis « des fleuves, les clapotements des marées » ouvrent également à l’infini l’ouverture des possibles.

 

II. Un retour régressif vers le paradis de l'enfance

 

Métaphores et comparaisons transforment le Je du poète en vaisseau aérien, en martyr languissant, en femme en prière… Le Je devient sans cesse un autre dans ce laisser aller inconscient : après l'actif, c'est le passif qui domine .

 

éloge de la sauvagerie, du retour du primitif : l'humain est dégradant, les marins sont affairés par des voyages à but économique, et leurs vomissures signalent leur décadence. Le bateau, au contraire, est du côté de l'élémentaire, du pur. Le retour à la Mer a quelque chose de régressif, on n’est pas loin d’un désir de liquide amniotique.

 

l'errance du bateau est associée à l'imaginaire de l'enfance, nouvel avatar du poète. Le mot bateau, plutôt que navire ou vaisseau, ramène d'ailleurs au lexique de l'enfance. Ouvert par les Peaux rouges, l'univers poétique rend hommage à la magie du jeu de l'enfance. Notons que l'univers maritime peut renvoyer à une forme de régression, cet univers lactescent étant nourricier…

L’aventure du bateau commence comme un jeu d’enfants, par une attaque de « peaux-rouges criards ». Cette histoire d’attaque d’indiens et de poteaux de tortures multicolores vient tout droit des romans pour enfants. On peut voir dans cet aspect du poème un écho des rêves d’évasion du petit garçon de Charleville, imaginant les grands espaces, les grands fleuves d’Amérique (les fleuves impassibles), etc... Par deux fois, dans ce début de poème, la référence à l’enfance est d’ailleurs explicite, dans des comparaisons aux registres voisins. Au vers 10, Rimbaud compare le bateau prisonnier des hommes à un enfant replié sur lui-même et refusant d’entendre les adultes : « moi l’autre hiver plus sourd que les cerveaux d’enfant ». Au vers 17, il compare l’ivresse ressentie par le bateau dans cette tempête qui le brise au plaisir éprouvé par l’enfant à croquer une pommes acide, par un goût pervers pour les sensations fortes et inconnues : « plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures ». On a là comme un portrait du poète dans son enfance, avec sa faculté de résistance têtue au monde des adultes (plus sourd que les cerveaux d’enfants) et  la puissance de son imagination pour s’évader d’un monde trop étriqué (sa capacité à transformer l’acidité aigrelette du fruit pourrissant en une jouissance perverse).

 

III. Un art poétique : l’ivresse de la vision

 

S'affirme ainsi le désir sauvage d'une liberté qui contamine le monde : partout où passe le bateau, règnent la fête et le désordre, le tohu-bohu. La voyance ouvre à un univers qui fête les sens et leurs dérèglements : « dévorant les azurs », « les rousseurs amères de l’amour » vont au-delà de la synesthésie, il s'agit de faire fusionner le concret et l'abstrait, le monde sensible et celui des idées... On est dans une esthétique de l’invention lexicale, de la surprise, dans une libération de la langue. Les « Péninsules démarrées » sont à comprendre au sens de « larguer les amarres ». Les néologismes « bleuités » et les mots exotiques tels que tohu-bohu se mélangent.

 

On a un tableau qui réinvente le genre de la marine. Les couleurs bariolées dominent depuis les Peaux-Rouges, l’eau verte, les taches de vins bleus, les azurs verts, les bleuités… On a tout un arc-en ciel (en anglais rainbow) de couleurs qui rappelle Voyelles, et qui réinvente la palette du peintre presque fauviste avant l’heure. C’est également l’expérience du dérèglement des sens...

 

Le dérèglement du sens : Une suite d’oppositions exprime le bonheur qui semble naître de la violence et du danger : « tohu-bohus plus triomphants » est une sorte d’oxymore. De même, la « tempête » est sentie comme une bénédiction (v.13), l’eau verte qui s’engouffre dans la coque et fait sombrer le navire est à la fois amère (« pommes sures » sur signifie : acide, aigre) et « douce » (v.17). Des métaphores personnifiant le bateau évoquent des sentiments humains joyeux. La découverte de la mer est une sensation nouvelle comme le montre l’emploi du mot « éveil » (« éveils maritimes » v.13), célébrée dans l’enthousiasme comme le montre l’emploi du verbe « danser »(v.13) : « j’ai dansé sur les flots ».

 

 Le rythme des vers s’adapte au flux, le rythme qui était régulier dans les deux premiers quatrains lorsque le bateau naviguait sur « les fleuves impassibles », s’emballe dans les trois suivants : le rejet expressif du vers 11 met en valeur un verbe d'action au passé simple exprimant le mouvement et la violence de la houle ("je courus"), il casse le rythme régulier de l'alexandrin dans les vers qui précèdent. Le vers 12 prolonge l'effet du vers 11 : l'hiatus du nom « tohu-bohu »; l'assonance en [u] et les allitérations [b/t/b] du vers 12 (« n’ont pas sUbi / tOhU-bOhUs / plUs triomphants »);  la structure irrégulière de trimètre de ce même vers 12 (4/4/4), imitent le navire ballotté par l'océan. Plus loin, la dissymétrie du vers 16 (« Dix nuits / sans regretter l’œil niais des falots »), qui rapproche son rythme – quoique de façon moins brutale – d'un vers à rejet, et le nouveau rejet du vers 20 provoquent des effets semblables. Par contre, les nombreux enjambements (entre les vers 9-10, 11-12, 13-14) produisent une impression de glissements. L’alternance glissements/cahots mime le mouvement, la « danse » du bateau sur la mer, le mouvement des vagues.  

 

Dans cette fête verbale, dans cette orgie de mots, il semble que le signifiant prime sur le signifié : des chaînes sonores lient les mots… Les images aux couleurs et aux formes proliférantes disent l'exaltation du poète porté par le sentiment d'omnipotence et la foi dans son art.  L’itinéraire paradoxal du bateau, ce naufrage qui sauve, est donc bien une allégorie de l’aventure poétique. En refusant le destin des hommes, le travail patient, la vie tranquille, pour se consacrer à la poésie, l’adolescent Rimbaud se perd : il rompt avec sa famille, il rompt avec la société pour choisir une vie de bohème. Mais en même temps, il se sauve : il accède à une vie supérieure, où par la poésie il espère trouver un bonheur plus pur, plus rare, plus intense.

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