Les Aventures de Télémaque

lecture analytique

I. La traversée épique de l’horreur

 

1. des paysages et portraits spectaculaires

> le lieu est décrit par le biais de périphrases. « ce royaume de la nuit », « ces vastes lieux », « le noir séjour de l’impitoyable Pluton », « cet asile sacré des ombres »… la périphrase, ne nommant pas directement, laisse penser que cet endroit est innommable. Les démonstratifs insistent pour guider le regard, mais le regard se heurte à la nuit, noir, ombre… c’est le spectacle du néant, la grandeur du vide.

> Grandeur de Pluton « terrible divinité », sur son trône = une figure majestueuse. Son portrait décrit le visage, les yeux, le front : on a un portrait ascendant, en contre plongée (il est d’ailleurs en hauteur sur son trône). Chaque élément du portrait est qualifié par 2 adjectifs (pâle et sévère, creux et étincelants, ridé et menaçant), dont l’un est objectif (une couleur, une forme), l’autre est subjectif (un sentiment). C’est un portrait qui tend ainsi vers l’abstraction surhumaine.

 

2. Un passage terrifiant

> le caractère exceptionnel de la présence du héros est sans cesse soulignée : Télémaque est appelé « Mortel chéri des dieux », il a le droit d’aller dans un lieu « inaccessible aux autres vivants ». Cela souligne le danger de sillonner cet endroit. Pluton déclare « il suffit que tu sois libre de le chercher », engageant ainsi le héros à parcourir toute l’étendue de cette terre hostile.

> le portrait du héros est cependant peu glorieux. « Il est saisi d’une horreur divine ». La tournure passive signale que tout son corps subit des émotions qui le dépassent, « ses cheveux se dressent sur sa tête », « ses genoux chancelants » brossent un portrait descendant (à l’opposé de Pluton), en plongée… et sa faible voix, à peine audible, s’oppose également à celle du roi des enfers qui « fit gémir le fond de l’Erèbe ».

 

3. Un lieu baroque

> L’enfer est un lieu où règne l’inconsistance : l’univers des « ombres », « spectres », « songes affreux » et « tristes songes » en témoigne. Mais c’est aussi un lieu en mouvement : « dans l’agitation de cette multitude infinie », ce lieu est vertigineux. Les allégories sont commentées ainsi « toutes ces images funestes environnaient le fier Pluton » : le mouvement circulaire renvoie à l’image d’un cercle infernal, et au motif baroque du mouvement.

> Les allégories au pied du trône peuvent d’ailleurs faire penser à la sculpture baroque, où les personnages sont nombreux et pris chacun dans un mouvement.

> le baroque : une esthétique infernale ?

 

II. Une écriture de la fascination

 

1. une esthétique du mélange

> Les vivants et les morts semblent ne plus être séparés (dimension fantastique) : « les spectres hideux, les fantômes, qui représentent les morts pour épouvanter les vivants, les songes affreux, les insomnies, aussi cruelles que les tristes songes. »

> Pluton est adouci par Proserpine, qui est elle-même endurcie par Pluton : A son côté paraissait Proserpine,... qui semblait un peu adoucir son cœur: ... mais elle paraissait avoir joint à ces grâces divines je ne sais quoi de dur et de cruel de son époux.

> les sens du personnages sont même désorientés, et la confusion règne à travers d’étranges synesthésies : «  observant le profond silence de ces vastes lieux » .

 

2. le divorce entre le récit et la narration

> la rapidité du récit est soulignée par les personnages dont le discours est marqué par le sentiment d’une certaine urgence « hâte-toi d’aller où les destins t’entraînent » prononcé par Charon, est repris par Pluton « hâte-toi d’y aller et de sortir de mon empire ».

> Cependant, la narration est marquée par un ralentissement : la description est détaillée, et l’action est suspendue par une pose, comme si le personnage était médusé « il est saisi d’une horreur divine, observant le profond silence de ces vastes lieux »

 

3. l’enfer laisse ainsi libre cours à une écriture de la digression :

>la phrase s’égare à travers des images « des ombres, plus nombreuses que les grains de sable qui couvrent les rivages de la mer » (image pastorale en décalage!), « la vue d’un homme lui était odieuse,... comme la lumière offense les yeux des animaux qui ont accoutumé de ne sortir de leurs retraites que pendant la nuit » (imaginaire proche de la pastorale également)…

> et surtout la phrase s’allonge, avec l’énumération des allégories

>> l’enfer = le lieu où le récit risque de se perdre

 

III. Une initiation

 

1. morale et politique : il s’agit d’éduquer le futur dauphin.

> Nombreuses images de rois : Ulysse « a été roi sur la terre », Pluton est roi des enfers, mais surtout Tartare = les mauvais rois, Champs Elysées = les bons rois. Le parallélisme « d’un côté… les mauvais rois sont punis, de l’autre… les bons rois sont récompensés », propose une vision manichéenne du pouvoir.

> rôle pédagogique des allégories surtout : elles représentent les passions destructrices dont il faut se détourner. On passe d’une peinture concrète « les Vengeances toutes dégouttantes de sang et couvertes de plaies » à une peinture abstraite des passions « l’Impiété se creuse elle-même un abîme sans fond, où elle se précipite sans espérance... » : il y a une démarche pédagogique qui va des sensations aux sentiments.

 

2. esthétique : un lieu en opposition avec l’idéal lumineux du classicisme solaire.

> Le royaume des ombres = le miroir inversé du royaume du Roi Soleil. On est loin des jardins de Versailles, ou d’une nature maîtrisée. A Versailles, on faisait des feux d’artifice pour montrer la victoire du jour sur la nuit. Dans l’absence de lumière, Pluton = anti Louis XIV ?

> Une esthétique qui s’oppose à l’idéal classique. Un univers de la profondeur : « profond silence », « yeux creux », « le fond de l’abîme » : cette verticalité qui relève de l’imaginaire du gouffre s’oppose à un idéal de l’élévation spirituelle.

 

3. un cheminement nécessaire : il s’agit de conquérir un savoir, et non de le recevoir.

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