Créer un site internet

séance 3 : documents complémentaires

La folie carnavalesque

Rappel des documents étudiés :

Bakhtine, L'Oeuvre de F. Rabelais, p 18-19: le carnaval comme monde à l'envers

A l'opposé de la fête officielle, le carnaval était le triomphe d'une sorte d'affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d'abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous. […]

L'abolition de tous les rapports hiérarchiques revêtait une signification toute particulière. En effet, dans les fêtes officielles, les distinctions hiérarchiques étaient soulignées à dessein, chacun des personnages devait se produire muni de tous les insignes de ses titres, grades et états de services et occuper la place dévolue à son rang. Cette fête avait pour but de consacrer l'inégalité, à l'opposé du carnaval où tous étaient considérés comme égaux, et où régnait une forme particulière de contacts libres, familiers entre les individus séparés dans la vie normale par les barrières infranchissables que constituaient leur condition, leur fortune, leur emploi, leur âge et leur situation de famille.

Par contraste avec l'exceptionnelle hiérarchisation du régime féodal, avec l'extrême morcellement en états et corporations dans la vie de tous les jours, ce contact libre et familier était très vivement ressenti et constituait une partie essentielle de la perception du monde carnavalesque. L'individu semblait doté d'une seconde vie qui lui permettait d'entretenir des rapports nouveaux, proprement humains, avec ses semblables. L'homme revenait à lui et se sentait être humain parmi des humains. L'authentique humanisme qui marquait les rapports n'était nullement alors le fruit de l'imagination ou de la pensée abstraite, il était effectivement réalisé et éprouvé dans ce contact vivant, matériel et sensible. L'idéal utopique et le réel se fondaient provisoirement dans la perception carnavalesque du monde unique en son genre.

Par voie de conséquence, cette élimination provisoire, à la fois idéale et effective, des rapports hiérarchiques entre les individus créait sur les places publiques un type particulier de communication impensable en temps normal. On assistait à l'élaboration de formes particulières du vocabulaire et du geste de la place publique, franches et sans contrainte, abolissant toute distance entre les individus en communication, libérées des règles courantes de l'étiquette et de la décence. C'est ce qui a donné naissance au style de langage carnavalesque de la place publique dont nous trouverons d'abondants échantillons chez Rabelais.

 

Erasme, Eloge de la Folie, XXXVIII, 1511

Nos dialecticiens devraient distinguer deux sortes de démence, pour se montrer eux-mêmes sensés. En effet, toute démence n’est pas nuisible par définition. Autrement Horace n’eût pas dit : « Suis-je le jouet d’un aimable délire ? » Platon n’eût pas compté la fureur poétique, celle des devins, et aussi l’exaltation des amoureux, parmi les grands bienfaits de ce monde. [...]

Il en est une que les Furies déchaînent des Enfers, toutes les fois qu’elles lancent leurs serpents et jettent au cœur des mortels l’ardeur de la guerre, la soif inextinguible de l’or, l’amour déshonorant et coupable, le parricide, l’inceste, le sacrilège, et tout le reste, ou lorsqu’elles poursuivent de leurs torches terrifiantes les consciences criminelles. L’autre démence n’a rien de semblable ; elle émane de moi et c’est la plus souhaitable chose. Elle naît chaque fois qu’une douce illusion libère l’âme de ses pénibles soucis, et la rend aux diverses formes de la volupté. Cette illusion, Cicéron écrit à Atticus qu’il la désire comme un don suprême des Dieux, afin d’y trouver l’oubli de tous ses malheurs. Approuvons cet homme d’Argos qui fut assez fou pour passer des journées entières seul au théâtre à rire, applaudir et se gaudir, croyant voir jouer les plus belles pièces, alors qu’on ne jouait rien du tout. Dans le reste de la vie, il se conduisait à merveille : « Ses amis, dit Horace, le trouvaient obligeant, sa femme, délicieux, ses serviteurs, indulgent, et il ne se mettait pas en fureur pour une bouteille décachetée. » Les soins de sa famille et les remèdes le guérirent ; il revint en possession de lui-même et s’en plaignait en ces termes : « Par Pollux ! vous m’avez tué, ô mes amis ! Vous ne m’avez nullement sauvé, en m’arrachant ma joie, en me forçant à quitter la charmante illusion de mon esprit. » Il disait bien, et plus que lui auraient eu besoin d’ellébore les gens qui avaient réussi à droguer, comme une maladie, cette folie si heureuse et si bienfaisante.

Je n’appelle pas démence, notez-le bien, toute aberration des sens ou de l’esprit. Un qui a la berlue prend un âne pour un mulet, comme un autre s’extasie sur un mauvais poème ; on n’est pas fou pour cela. Mais si, outre les sens, le jugement s’y trompe, et surtout avec excès et continuité, on peut reconnaître la démence ; c’est le cas de l’homme qui, chaque fois que l’âne brait, jouit d’une symphonie, ou du pauvre diable, d’infime condition, qui se figure être Crésus, roi de Lydie. Assez souvent, cette espèce de folie est agréable, tant à ceux qui l’éprouvent qu’à ceux qui en sont témoins et sont fous d’une autre façon. Elle est beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit dans le public. A tour de rôle, le fou se moque du fou, et ils s’amusent l’un de l’autre. L’on voit même assez souvent que c’est le plus fou des deux qui rit le plus fort.

J. Bosch, la Nef des fous

Nef fous

 

En quoi le carnaval répond-il aux aspirations humanistes de Rabelais ?

- c'est une rire général, invitant tout le monde, tout le peuple à la même fête. Cette dimension universelle atteint toutes les catégories sociales, qui se retrouvent sur un pied d'égalité. Il y a ainsi une dimension utopique de ce rire qui s'adresse à une humanité que tout le monde partage.

- c'est un rire transgressif, qui se moque du pouvoir et renverse le valeurs. Les « barrières infranchissables », les interdits le plus sacrés, sont alors balayés. Il y a ainsi une dimension libératrice puisque toutes le censures sont levées.

- c'est un rire qui libère le langage. On sera dans un style qui permet la démesure (exagérations, accumulations) et la scatologie (vocabulaire du corps, du sexe, de l'excrémentiel). Il y a ainsi une dimension poétique du langage, libéré de toutes contraintes.

 

En quoi l'éloge de la folie répond-il aux aspirations humanistes ?

- L'éloge de la folie est un éloge paradoxal : on choisit un sujet qui suscite a priori la critique ou la moquerie et on en fait l'éloge. Inversement, dans cette logique paradoxale, la folie dénonce la démence des puissants qui font la guerre, des riches assoiffés d'or, et de l’Église et son inquisition… au même titre que l'adultère, le meurtre ou l'inceste.

- D'autre part, la folie douce est valorisée, car à la différence de l'autre, elle est source de plaisir. C'est même, en termes freudiens avant l'heure, le principe de plaisir qui permet de supporter le réel. La lucidité, au contraire, est un désenchantement.

- Enfin, la folie semble gouverner le monde : d'une part, les sens nous trompent, et nous vivons constamment dans l'illusion, d'autre part, notre raison s'égare, et nous vivons dans l'erreur. La folie, c'est ainsi l'impossibilité de rejoindre le réel, à cause de la faiblesse de nos sens et de notre esprit.

 

Comment le tableau de Bosch utilise-t-il le thème de la folie pour mettre en scène une dénonciation de la société ?

La folie dont il est question ici est d’ordre moral. Alors qu’en ce Moyen-âge finissant, la peinture est encore largement dominée par les sujets à thèmes religieux et bibliques, Bosch semble, au premier coup d’œil, représenter des scènes profanes. Pourtant, si on examine les détails, il apparaît clairement qu’elles véhiculent un message d’ordre spirituel.

La scène ressemble à une sorte de carnaval débridé. Un moine et une nonne sont assis dans une barque, entourés d’une assemblée agitée. Le moine et la nonne ont la bouche ouverte, ils semblent chanter ou essayer de happer la crêpe suspendue à un cordon. Deux rameurs conduisent la barque. L’un d’entre eux a, en guise de rame, une louche géante. L’autre, un verre en équilibre sur la tête, brandit au bout de sa rame une cruche cassée. L'ivresse est ainsi partout : un homme se penche au-dessus de l’eau pour vomir. Une femme (avinée?) frappe un homme avec une cruche... Le plus sage et le plus calme de cette folle assemblée est sans aucun doute le «vrai» fou que l’on reconnaît assis à l’arrière sur le gouvernail buvant calmement son verre de vin. Le mat du navire est transformé en mât de cocagne auquel est suspendu une dinde qu’un homme essaye d’atteindre avec un couteau. Tous s’adonnent aux plaisirs des sens, avec la musique, la nourriture, le vin sans se soucier du cours pris par leur embarcation qu’ils laissent aller au fil de l’eau.

Bosch ne peint pas seulement ici une petite scène de carnaval mais une dénonciation grinçante de la société dans lequel il vit, marquée par la décadence de l’Eglise dénoncée par Luther. Le clergé se soucie plus de son confort matériel que du salut des âmes. Tous craignent que la barque n’arrive pas au port du Salut mais se brise sur les rochers du pays des fous. On peut même lire cette scène comme une parodie d'eucharistie : la religion devient l'emblème du monde à l'envers. La métaphore de la nef est d'ailleurs celle d'un monde renversé. Ce n'est pas la tête qui règne mais le ventre. Sa folie est d'adorer le ventre et de folles musiques. Ainsi le convive qui vomit (à droite) par dessus bord montre la débauche de celui qui succombe aux effets de l'ivresse, une cruche serait le symbole du sexe féminin ou du diable, le poisson mort sans écaille est le péché, le masque de chouette (dans l'arbre) regardant la scène symbolise le démon...

Ajouter un commentaire