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Lorenzo et Philippe

lecture analytique de la dernière tirade de l'acte III scène 3

proposition d'une lecture linéaire… qui suit le déroulement d’un discours qui s’exalte. Le passage se caractérise par une alternance à peu près régulière de phrases où le personnage s’analyse de manière logique, et de phrases où se développent des images de pouvoir : cette alternance met en scène le conflit intérieur du personnage, déchiré entre la lucidité de l’intelligence (principe de réalité) et les fantasmes d’une sensibilité d’écorché vif (principe de plaisir).

 

I. Le meurtre = une reconquête de soi

 

Le meurtre = une raison de vivre

l’emploi du présent dans « pourquoi je tue Alexandre » signifie à la fois la hâte d’accomplir le geste, mais aussi l’inscription de cet acte dans un temps absolu, une espèce de hors temps. Ce meurtre est l’accomplissement de sa vie. Il s’agit de tuer ou d’être tué, pour Lorenzo, aussi multiplie-t-il les images de sa propre disparition en parallèle à la disparition du duc : « Veux-tu donc que je m’empoisonne ou que je saute dans l’Arno ? veux-tu que je sois un spectre et qu’en frappant ce squelette il n’en sorte aucun son ? » : aux images d’engloutissement succèdent les images d’effacement, qui seront encore développées par « l’ombre de moi-même ». C’est ainsi le meurtre qui le fait exister.

 

Le meurtre = un moyen de reconstituer l’unité de son être

Si Lorenzo est un être déchiré, alors on comprend l’importance de la métaphore du « fil » qui permet de recoudre les morceaux épars de son existence. On voit en effet des images qui opposent l’enlisement dans la corruption « le rocher taillé à vif », et le fragile espoir symbolisé par « le brin d’herbe ». Le fil est le lien entre les deux parties de sa vie, il relie le cœur d’autrefois et le geste d’aujourd’hui « ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu… je glisse depuis deux ans ». C’est une métaphore du sens (le fil, c’est aussi le texte, le tissu), qui fait de la flèche du temps une direction pour l’histoire.

 

Le meurtre = une révélation spectaculaire

il s’agit aussi de dévoiler aux autres « l’énigme de sa vie », déchirée entre « orgueil » et « honte ». Le personnage est ici déchiré entre l’intérieur (orgueil) et l’extérieur (honte), entre vie intime et vie publique, entre apparence et réalité. Cette révélation qui tient du coup de théâtre est mise en avant à travers les répétitions des verbes « songes-tu » et « crois-tu », qui font passer de l’illusion à la vérité.

 

II. D’une reconquête de soi à une attitude de défi et de revanche

 

Philippe = l’instrument d’une réhabilitation de soi

Lorenzo s’adresse à lui avec brusquerie et violence. « si tu honores quelques chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre »… l’expression de l’honneur encadre le meurtre du duc de manière spectaculaire. Ce discours, comme toute la tirade, est un spectacle adressé à Philippe « toi qui me parles », formule également emphatique. Cette dimension spectaculaire est soulignée par les « vois-tu » qui ponctuent la tirade. Le personnage qui était montré du doigt (le monstre « ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches comme autour d’une curiosité monstrueuse apportée d’Amérique) devient dans un retournement de situation, objet d’admiration. « c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas » : le meurtre devient une possession (« mon meurtre » qui s’oppose à « tu ne le ferais pas »), comme pour se re-posséder.

 

Une réhabilitation aux yeux des républicains

La volonté de faire tomber le masque se lit dans l’expression « voilà assez longtemps » / « j’en ai assez ». Les sonorités criardes « que l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche » soulignent la violence du propos. Les sonorités en écho font entendre (« les oreilles me teintent ») l’image du double. Les rythmes binaires se multiplient « les républicains me couvrent de boue et d’infamie » : aux paroles méprisantes des républicains fera écho le geste sublime de Lorenzo. Ces paroles reviennent sans fin « satisfaire leur gosier », « vider leur sac de paroles »… les images de vide et de plein ne cessent de se faire écho (comme Lorenzo, qui est menacé de disparition, de vide, et qui revendique une image pleine et spectaculaire).

 

La supériorité de Lorenzo

Alors que Lorenzo était méprisé, on a un renversement de situation, et c’est Lorenzo qui devient méprisant : « des lâches sans nom qui m’accablent pour se dispenser de m’assommer comme ils le voudraient ». Pour Lorenzo, il s’agit bien de se faire un nom (de Lorenzaccio à Lorenzo), comme dans le Cid… On a une opposition entre leur pluriel et la singularité du héros, réduit à un pronom élidé (m’accablent, m’assomment). Enfin, on a un renversement entre les paroles vides et la parole sensée, poétique… « j’en ai Assez d’entendre brAiller en plein vent le bAvArdAge humain ». Sauveur de la patrie, le personnage devient héroïque, et s’oppose finalement au monde entier « il faut que le monde entier sache qui je suis et qui il est » : le moi est érigé en figure capable de rivaliser dans un duel avec le monde

 

III. Une célébration de soi

 

Une solitude orgueilleuse de héros romantique

au-delà des hommes et de leur jugement, le personnage manifeste une indifférence dans une série d’alternatives « qu’ils me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas ». L’humanité médiocre est incapable de prendre « leurs piques », et la célébrité du héros la forcera à « tailler leurs plumes » pour écrire son hagiographie. « L’humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang ». Ce sont des images où l’imaginaire de l’entaille domine, pré-figurant le meurtre du duc. « Ma vie entière est au bout de ma dague » : la phrase associe la vie à l’épée, dans un magnifique punctum où il s’agit de poindre l’esprit des spectateurs/lecteurs.

 

De Brutus à Erostrate

l’entreprise de délivrer sa patrie dans la lignée de Brutus est aussi une compensation narcissique à la suite d’Erostrate. Les comparaisons antiques visent à faire entrer le personnage dans la légende, dans le mythe. L’image « je jette la nature humaine à pile ou face » peut d’ailleurs rappeler l’alea jacta est de César... « il ne me plait pas qu’ils m’oublient » : on est complètement dans le principe de plaisir et du fantasme, dans une entreprise centrée sur le moi, érigé en idole « il ne me plait pas... » ou en icône « qu’ils m’oublient ».

 

une exaltation grandiloquente

Lorenzo, l’éternel avili, se mue en justicier dans un procès où il met en accusation la nature humaine : « dans deux jours les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté », citant comme témoin la Providence elle-même. La phrase est rythmée de manière à devenir spectaculaire, c’est un jugement dernier évoqué sur un ton prophétique qui sacralise définitivement le personnage.

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