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l'huître

lecture analytique

S’attelant à une description objective, quasi scientifique, d’objets courants, Ponge est conduit à interroger la relation entre mots et choses : privées d’expression, les choses restent engluées dans l’amorphe et l’innommé ; inversement, coupés des choses, les mots du poème s’atrophient comme rassit la mie d’un pain sec. Il s’agirait donc de refonder le langage dans sa propre épaisseur, dans le microcosme des réseaux que le texte tisse à l’infini.

 

I/. Les choses et les mots

 

1.Leçon de chose

Le poète s'en tient donc à une description, apparemment objective, "scientifique" même, de ce mollusque des plus courants. Une description que pourrait proposer un de ces manuels de leçons de choses d'autrefois — du temps du poète, né en 1899. Taille, aspect, couleur de la chose sont d'abord décrits, et d'une façon qui, déjouant les lieux communs, s'efforce de capter ce qui, justement, échappe d'ordinaire à noms et adjectifs. La couleur ? L'huître est "brillamment blanchâtre" : subtile alliance oxymorique du terne et de l'éclat. On voit bien ici que, pour toucher au réel proprement indicible de la coquille de l'huître, le poème est obligé d'inventer une forme — cet oxymore — improbable, inédite, capable de rendre compte, à sa révolutionnaire manière, de ce qu'est la réalité de cette couleur sans nom. Et si le couteau dont on se sert pour l'ouvrir ripe sur la coquille, il y fait des "ronds blancs", des sortes "de halos" : la comparaison (un halo, c'est une "Auréole lumineuse diffuse autour d'une source lumineuse"), loin ici d'être une facilité poétique, permet de cerner la chose, à savoir l'aspect, autrement indescriptible, de l'éraflure infligée à la coquille.

 

2. La leçon de chose se combine avec un mode d'emploi :

comment s'y prendre pour "l'ouvrir", ce coquillage "opiniâtrement clos" sur lui-même. Il faut, nous apprend-on, le "tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc", etc. On notera que l'entreprise est donnée pour périlleuse : "Les doigts [...] s'y coupent". Indication essentielle, car le risque en question va provoquer un glissement décisif : de la problématique réalité au poème, justement. Cependant, que l'huître demande à être ouverte détermine la composition de ce poème en prose, la progression de ses trois paragraphes : d'abord l'"apparence", c'est-à-dire la vue extérieure qu'on peut prendre de l'huître ; puis ce que l'on découvre "À l'intérieur", une fois qu'on a réussi à l'ouvrir, à savoir la chair du mollusque baignant dans son liquide, décrite en vérité d'une façon peu engageante : "un sachet visqueux et verdâtre" ; enfin, la "perle" qu'elle recèle, si par bonheur elle a su en sécréter une.

 

3 une représentation précise et évocatrice

On n'aura pas manqué d'observer que, pour objective qu'elle soit, la description ne s'interdit pas de recourir à des images : l'huître est agrandie aux dimensions d'"un monde", la nacre de la valve supérieure est assimilée à "un firmament", la chair qui se trouve collée à chacune des deux valves devient — la métaphore étant filée — "les cieux d'en-dessus" et "les cieux d'en-dessous" ; quant au point d'articulation des deux, il se métamorphose en "gosier". C'est assez pour alerter le lecteur sur la duplicité de ce poème. Car un examen attentif fait apparaître que c'est moins de l'huître qu'il parle que de lui-même. Ou, plus exactement, il lui faut parler de lui-même, se pencher sur sa propre fabrication, pour avoir chance de parler valablement de l'huître, et de ce qu'elle représente du coup ici : le "monde" même, le réel.

 

II. Mise en abyme de l'écriture du poème : un art poétique

 

On est conduit à relire ce texte qui est à lui-même son propre et véritable objet. Notons d'entrée de jeu l'abondant champ lexical du texte : "marquent", "enveloppe", "former", "sachet" ("Petit sac. Sachet de papier."), "formule", "gosier" (organe d'émission de la parole), à quoi il faut ajouter celui du tissu — avec les mots "torchon", "frangé", "dentelle", et aussi les mentions du noir et du blanc, lesquelles renvoient toujours, en dernière instance, au texte : "blanchâtre", "blancs", "noirâtre".

 

1 Un texte-huître

"L'Huître" convertit le réel en texte. Cette opération, celle du passage à l'écriture, est réfléchie dans le texte, qui la met donc en abyme, qui décrit donc entre les lignes sa propre genèse de texte. En effet, écrire que la couleur de l'huître est "blanchâtre", c'est renvoyer implicitement à la blancheur du papier sur lequel le poème est en train de se former. L'huître devient la feuille blanche où s'écrit le poème intitulé "L'Huître".

Le troisième et dernier petit paragraphe est ainsi proportionné à son objet, la "perle", les deux précédents l'étant, eux, à chacune des deux valves : autre façon qu'a le poème de faire l'huître.

Le syntagme "de la grosseur d'un galet" est remarquable aussi par le jeu sur les lettres qu'il effectue : d e l a g / g a l e t, les deux dentales (d/t) se répondant aux deux extrémités. Cette parfaite symétrie mime celle qui caractérise l'huître, dont les deux valves sont symétriques par rapport à leur point d'articulation. Autre façon pour le texte de faire l'huître. Il en va de même du chiasme qui organise l'énoncé "Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles" (groupe nominal-verbe/verbe-groupe nominal), lui aussi imite la structure de la chose huître.

La graphie, la matière du mot, a déterminé certains traits du texte, comme Ponge l’explique : "J'ai beaucoup expliqué que, s'il y avait dans ce texte beaucoup de mots en âtre, c'est parce que j'étais déterminé par le fait que dans l'huître il y a uître et dans âtre il y a â, t, r, e, c'est pourquoi il y a "opiniâtre", comme il y a d'autres mots en âtre" . "Plus récemment [...], je me suis aperçu qu'il y avait aussi dans ce texte une quantité de consonnes doubles, deux m, deux n, deux l, etc., qu'il y en avait une grande quantité, autant que de a accent circonflexe. Il est évident que, si j'ai laissé passer ces mots, ou si je les ai retenus (c'est la même chose), si je ne les ai pas refusés — parce qu'il m'en vient beaucoup naturellement, mais il s'agit de refuser tous ceux qui ne sont pas dans la palette —, c'est que le ll ou les nn rendent compte du côté feuilleté de la coquille de l'huître." Ainsi, le poème tire sa valeur de sa capacité à conformer sa texture aux qualités matérielles et sensibles de son objet.

 

2 L'écriture de l'huître

La technique pour ouvrir l'huître peut se lire comme technique préconisée pour réussir ce poème-là. "[...] il faut [...] la [le] tenir au creux d'un torchon". Pour protéger sa main, certes. Mais "torchon" est une syllepse : le sens figuré et familier du mot est en effet : "Écrit sans valeur. Ce journal est un vrai torchon." Comprenons que pour s'emparer de la réalité triviale et visqueuse de l'huître, il faut renoncer à l'académisme des belles formes : ne pas hésiter à dire crûment cette réalité et exhiber sans vergogne ses propres coulisses, sa fabrique.

Il faut en outre "se servir d'un couteau ébréché et peu franc". Mais ce "couteau" est aussi le stylo, métonymique de l'écriture elle-même : il s'agit d'écrire l'huître d'une plume qui fuie tout dessin trop net de l'objet, qui n'"essaye[...] [pas] d'arranger les choses", qui respecte au contraire leur côté flou, ou mouvant. S'il veut saisir la chose, le poème doit éviter à tout prix de figer les formes dans lesquelles il tente de les attraper, donc de figer le sens.

Il est certain qu'il y a là un clin d'œil de Ponge à un passage de l'Art Poétique de Boileau, un des grands manifestes de ce classicisme qu'il révère : « Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : / Polissez-le sans cesse et le repolissez ; / Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. » Mais c'est surtout une allusion à sa propre pratique de l'écriture, à l'importance qu'il accorde aux brouillons successifs d'une œuvre en construction.

 

3 Un art poétique

Ponge nous propose un véritable art poétique, au compte duquel il convient de mettre les quatre occurrences d'un "on" à valeur didactique ("on peut l'ouvrir", "l'on trouve", etc.), le modalisateur "il faut", ainsi que l'emploi constant du présent gnomique (de vérité générale) : il s'agit moins d'un mode d'emploi que des préceptes d'un vade-mecum poétique.

Son premier principe est : il appartient au poète de produire un ensemble de formes extrêmement travaillées, ordonnées (à l'image de l'alexandrin blanc "se servir d'un couteau ébréché et peu franc"), d'une savante et élégante architecture, mais qui restent abouchées avec leur matière première, comme ici le firmament ne vaut qu'autant qu'il trempe dans un substrat liquide, source ou berceau des formes. Le poème doit être à la fois "firmament" et "sachet visqueux et verdâtre".

Le texte joue sur le mot "perle". Employé comme verbe, on lit aussi, bien sûr, le substantif "perle". La perle, ici, résultat idéal du travail d'écriture tel qu'il aura été prôné tout au long de cet art poétique, ce serait "une formule", une petite forme, précieuse et dense dans sa concision bien ciselée, bien frappée, c'est-à-dire la perfection. On reconnaît là l'idéal classique (présent aussi dans "s'orner"). Et c'est bien parce que, à l'extrémité de ce texte, on est dans quelque chose comme une morale de la Fontaine, une maxime, que le singulier cède la place à l'universalité du pluriel ("à leur gosier de nacre"). L'essentiel toutefois est dans cette métaphore décisive, "leur gosier de nacre". Ce "gosier", c'est à l'évidence le point où les deux valves s'articulent l'une à l'autre. Or comme ce qui s'exprime à travers ce gosier, c'est la "perle" du poème abouti : cela revient à donner ce dernier comme émis par la bouche qu’est l’huître.

 

III. La création comme sublimation du désir

 

1 Entrer dans l’huître : une lecture érotique…

Au commencement il s’agit de pénétrer un monde « opiniâtrement clos », un monde riche (symbole sexuel?), qui se dérobe. L’huître est tout un monde, c’est l’objet d’un désir séduisant. On peut sans trop forcer noter bien des allusions obscènes (s’y reprendre à plusieurs fois, pour atteindre un objet visqueux qui flue et qui reflue...) Tel est bien le programme que s’assigne à elle-même l’écriture du texte qui s’amorce : « Pourtant on peut l’ouvrir [...]. »

Mais s’il faut s’accommoder du détour par les mots, c’est que le mariage est périlleux : « Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles [...]. » Pénétrer dans l’huître, ce serait s’exposer à la castration (figurée par un doigt coupé, entre autres ; également présente ici par le truchement du « couteau ébréché »). Il faut donc opter pour un moyen autre que ce « travail grossier ». Cet autre moyen, c’est la poésie.

 

2 Une érotique de l’écriture

La « perle », c’est la métaphore du poème en tant qu’il a réussi, finalement, à devenir la juste, adéquate expression de l’huître. Mais aussi, incontestablement, ce qu’est devenu le « galet » du début après que le travail a été mené à bien. Travaillé, miniaturisé, transformé en un objet précieux, le galet est devenu une perle. Et, sous cette forme, sous la forme du texte, donc, que représente in fine la perle, il est entré dans l’huître.

Le « gosier » de l’huître, c’est ainsi une bouche-sexe dévoratrice-castratrice. Le travail du poète consiste à neutraliser le danger qui s’attache à cet objet inéluctable du désir, en inversant la bouche dévoratrice en bouche expressive. Sa façon à lui d’y pénétrer, de la féconder, si l’on veut, c’est d’y faire naître un enfant qui est son texte, son œuvre : « une formule perle à leur gosier de nacre ». La « formule » - le poème, parfaite petite forme – sort de la bouche même de l’huître.

 

Conclusion :

Alors, le poème de « L’Huître », est-il, au bout du compte, l’équivalent textuel de l’huître, ou bien de la « perle » ? Au départ il faut que le texte fasse l’huître, en instaurant une équivalence entre papier blanc et couleur du coquillage, en se dotant des attributs du mollusque. Mais le poème travaille simultanément à polir ses aspérités, à durcir ses formes, jusqu’à parvenir à la perfection précieuse d’une perle. Et donc, au total, le poème, placé au centre de la feuille blanche comme la perle au cœur de l’huître, c’est cette « formule » précieuse qui emporte avec elle toute l’épaisseur des matières dont elle a été patiemment formée, exactement comme la perle a été produite par une laborieuse, obstinée parturition au sein même de l’huître ou, si l’on préfère, dans la gueule même du monstre.

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