lecture analytique 1

Extrait de La Princesse de Clèves

  Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée.

    Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France ; et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle ; il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.
 

 

 

 

I. Une beauté superlative

 

1. Un idéal de perfection

> vocabulaire superlatif : « une beauté parfaite », « une des plus grandes héritières de France », « extrême jeunesse », « extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille » : on ne peut la qualifier qu’avec des attributs héroïques. Son origine est d’ailleurs soulignée, elle est fille de Mme de Chartres dont « le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires » : il s’agit de présenter un être d’exception, un modèle, une figure à laquelle le lecteur doit vouloir s’identifier.

> Un portrait stéréotypé : on n’évoque que « la blancheur de son teint et ses cheveux blonds », qui répondent au canon de la beauté classique. Le portrait est abstrait « tous ses traits étaient réguliers », il est impossible de se la représenter, c’est un type idéalisé.

 

2. Un personnage fascinant

> on se rapproche ainsi progressivement de cet être énigmatique : « une beauté », « de la même maison que le vidame de Chartres », « fille » de Mme de Chartres, et enfin « mademoiselle de Chartres »… nomination est très progressive, conformément à la bienséance.

> l’extrait est encadré par la description de cette beauté qui « attira les yeux de tout le monde », et ses « traits, son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes ». On voit une progression, des regards fascinés vers l’objet de la fascination. Cette attraction des regards est présente dans l’étymologie du terme « admiration ». Même son portrait physique vise à lui donner « un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle » : le personnage éblouit, rayonne d’une sorte de gloire comme en peinture. C’est un personnage solaire, et la régularité même de ses traits semble répondre à l’idéal esthétique du classicisme.

 

II. Un esprit éduqué

 

1. Une éducation originale

> à l’écart de la cour, à l’écart des usages : Mme de Chartres se retire de la cour et se distingue de «  la plupart des mères [qui] s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. » On est dans le refus de l’illusion, du déni. Au contraire, il y a une exigence de lucidité, qui passe par un effort. Le verbe « travailler » s’oppose ainsi à « il suffit », et il s’agit, dans cette retraite, d’effectuer un retour su soi, digne de l’examen de conscience.

> L’éducation consiste d’abord à « cultiver son esprit et sa beauté », c’est-à-dire à ce qui relève du corps et de l’intelligence. « elle songea aussi à lui donner de la vertu, et à la lui rendre aimable » : on est ici dans le domaine du travail du cœur, avec une dimension morale. L’éducation reprend ainsi les trois ordres pascaliens du corps, de l’esprit et du cœur.

 

2. Une éducation efficace

> l’art de convaincre : c’est une éducation qui joue sur la nuance et la confrontation des idées : « elle lui montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux », « elle lui contait le peu de sincérité des hommes… et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme ». Les rythmes binaires et les parallélismes témoignent ainsi de cette volonté de mesure, de jugement (de raison). Il s’agit ici de gagner l’intelligence du destinataire, grâce à l’art de convaincre. Réflexion dialectique : thèse : peinture des passions / antithèse : le bonheur de la raison / synthèse : le difficile travail sur soi.

> l’art de persuader : il s’agit de donner à voir des exemples. « elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ». La métaphore picturale reprend l’idéal didactique des peintures morales. On comprend l’importance des verbes signalant la vue « elle lui montrait », « elle lui faisait voir » « elle lui faisait voir aussi »… L’objectif est ainsi de persuader, c’est-à-dire de gagner le cœur du destinataire.

 

3. Une éducation morale

> la vision du bonheur conjugal : le passage sur l’éducation est encadré par « Après avoir perdu son mari » et « qui est d’aimer son mari et d’en être aimée ». Celle qui n’a plus de mari et celle qui n’en a pas encore se font ainsi écho, car le bonheur dépend de l’homme qu’on épouse.

> idéal de la maîtrise de soi. Ce bonheur repose sur la « tranquillité », exprimée dans l’expression « aimer son mari et en être aimée » dont le chiasme (aimer mari mari aimer) figure le parfait équilibre. Ce bonheur s’oppose à l’agitation des passions et au romanesque qui leur est associé « leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques... » (la phrase est elle-même agitée). Au contraire, la valeur suprême est la maîtrise de soi (quand la passion nous jette hors de nous même), ce qui justifie « une extrême défiance de soi-même ».

 

III. Un portrait héroïque : un monde de tentations

 

1. l’univers de la cour

> la cour n’est pas un lieu d’éducation, mais plutôt un lieu de perdition. L’absence à la cour est un moyen de se préparer pour y paraître, ce qui laisse penser que la cour est un lieu dangereux. L’absence est longue « plusieurs années », ce qui suppose une préparation à la mesure du danger encouru.

> un univers du paraître, où il s’agit d’éblouir et d’en mettre plein la vue. Bref, un monde de séduction. (Mlle de Chartres est laissée sous la « conduite » de sa mère, dont l’éducation vise à éviter qu’elle soit « séduite » : on a tout un vocabulaire de l’égarement et du droit chemin)

 

2. l’univers des passions

> les peintures de l’amour peuvent également séduire et laisser préfigurer un destin funeste. Le silence qui plane sur la galanterie : une sorte de refoulé qui menace la société. Derrière l’apparence de bienséance (« il parut »), il y a le non dit, l’innommable, le danger qui se terre.

> « combien il était difficile de conserver cette vertu » laisse entendre la faiblesse de la nature humaine.

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