lecture analytique 4

Mme Verdurin dans son salon (texte p 230)

De ce poste élevé elle [Mme Verdurin] participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs «?fumisteries?», mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux – et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité – elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement.

Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité.

 

I. Le portrait de M me Verdurin

 

1. Dans ce passage célèbre, le narrateur met en évidence la mesquinerie et le ridicule de Mme Verdurin. Les conversations qu’elle « domine » physiquement consistent essentiellement à médire des absents, à critiquer (répétition de la préposition « contre »). Elle associe sociabilité et sarcasmes, comme le résume l’énumération « camaraderie, médisance, assentiment ». L’oxymore « sanglotait d’amabilité » résume le peu de crédit à accorder aux signes de sympathie de M me Verdurin.

 

2. De plus la posture physique qu’elle adopte met en évidence son ridicule. La narrateur file la métaphore de l’oiseau, mais un oiseau en cage, une « perruche ». Cette image est formulée explicitement dans la dernière phrase (« juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau »), mais suggérée tout au long du texte (« poste élevé ; petit cri ; yeux d’oiseau »).

 

3. La description détaillée des « mimiques » et des gestes qui accompagnent son rire insiste sur son manque de naturel (« fictive hilarité ; comme si ; elle avait l’air ») ; Mme Verdurin fait penser à une sorte d’automate un peu déréglé, à l’image de sa mâchoire qui l’empêche de pouffer, ou de l’oeil taché d’une taie.

 

II. La satire d’un « petit monde »

 

1. Si Mme Verdurin incarne le type de la mondaine médiocre et mesquine, c’est bien toute une petite société que critique ici le narrateur. Le mot « fidèles » employé dans la première phrase dit bien le cercle étroit et fermé auquel appartiennent les convives – une sorte de « secte », avec ses codes et son langage. Le champ lexical de la joie et du rire amplement développé (« s’égayait ; pouffer ; riait ; riant ; hilarité ; un rire ; gaieté ») suggère l’atmosphère qui règne dans ce salon.

 

2. Toutefois cette bonne humeur repose sur les critiques formulées à l’encontre des absents, les « ennuyeux ». Le narrateur fait comprendre que personne n’est à l’abri de ces critiques dans l’expression : « un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux », où les répétitions suggèrent la fragilité d’une réputation.

 

3. Les attitudes et les sentiments de M. et Mme Verdurin sont évoqués le plus souvent par des expressions hyperboliques (« avec entrain ; riait aux larmes ; pour le plus grand désespoir ; étourdie »). Dans cette scène, il s’agit donc avant tout de mettre en perspective l’importance accordée à l’apparence, et dans le même temps la vacuité des conversations et des relations qui s’y déploient.

 

III. Le triomphe de la médiocrité

 

1. l’univers du vide : la conversation est sous le signe de la fumisterie, qui renvoie le discours à la fumée, au vent… Le discours ne peut prendre son essor, puisqu’ « au moindre mot », elle « poussait un petit cri ». On n’est pas dans le langage articulé, mais au contraire, dans un langage régressif, animal, une négation du discours. Son rire l’ « eût conduite à l’évanouissement » : le personnage est ainsi gonflé de son propre vide, c’est une sorte de ballon de baudruche (à l’image de la phrase qui enfle de manière excessive) susceptible de se vider à tout moment. La phrase elle-même est gonflée pour évoquer en son centre ce souffle coupé.

 

2. on est dans un univers de caricature : Mme Verdurin est une caricature de ces nobles qui ont un salon, et elle est elle-même caricaturée par son mari dont « le plus grand désespoir » est de s’essouffler plus vite que sa femme à force de rire. C’est l’univers du monde à l’envers, une sorte de carnaval où les valeurs s’inversent : « elle riait aux larmes », « sanglotait d’amabilité » : les rires valent les larmes, les émotions sont elles-mêmes parodiées, à l’image de la gestuelle théâtrale qui évoque aussi bien un personnage comique qu’une tragédienne « plongeant dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui l’eût conduite à l’évanouissement ».

 

3. une comédie humaine

le vocabulaire du théâtre (mimiques et gestuelles sont détaillées) dans ce monde dominé par une exigence de rire renvoie au domaine de la farce, dans toute sa vulgarité.

une parodie de noblesse : le modèles de la haute société sont ici représentés sous une forme dégradée. Verdurin prend tout au pied de la lettre, pour elle, se décrocher la mâchoire n'est pas qu'un proverbe, et il suffit d'être sur un perchoir pour faire partie de la « haute » société.

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