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séance 6 : Vénus anadyomène

lecture analytique

I – Une description dépréciative : un monstre

a) Les dégradations physiques de l’âge : De nombreux aspects de la description évoquent la dégradation, la vieillesse. La « vieille baignoire » (v.3) où se lave ce qui semble être une prostituée est comparée à  un « cercueil vert en fer blanc » (v.1). Le participe « ravaudés » (v.4) évoque des travaux de maquillage médiocrement réalisés (« assez mal ravaudés »). Le verbe « ravauder » désigne normalement le raccommodage de vêtements usés : les « déficits », c’est à dire les imperfections physiques, doivent donc être imputés à l’usure des ans autant qu’à une disgrâce naturelle. L’expression « fortement pommadés » (v.2) appliquée aux cheveux de la baigneuse est à rapprocher du détail précédent : elle suggère les soins de beauté artificiels visant à embellir une nature disgrâcieuse. On constate donc ici une première inversion de la représentation mythique : à l’image traditionnelle de Vénus qui est celle de la jeunesse A.R. oppose le portrait d’une vieille femme au corps décrépit.

b) La lourdeur des formes : Les indications de la lourdeur de ce corps féminin sont nombreuses : « col gras et gris » (à noter la façon dont l’allitération en /gr/ renforce l’idée de grosseur) ; « rondeurs des reins » (avec cette fois une allitération en /r/ produisant le même effet) ; les vers 8 et 9 évoquent avec une précision clinique l’effet disgracieux de la cellulite : « la graisse sous la peau paraît en feuilles plates », « l’échine est un peu rouge ». L’adjectif « large » apparaît à deux reprises : « larges omoplates » (v.5), « large croupe » (v.13) et entre en résonance avec l’adjectif « court » : « le dos court » (v.6) pour dessiner un corps aux formes ramassées, inélégantes. Le lexique de l’animalité « croupe », « échine », traduit même l'aspect monstrueux du personnage. Il en est de même des adjectifs « lente et bête », qui associent à la laideur une idée de déficience intellectuelle. A la Vénus traditionnelle qui incarne la beauté et la grâce naturelle du corps féminin, Rimbaud oppose le spectacle de la laideur.

c) Une nudité repoussante : Le dégoût du poète s’exprime de multiples façons. Le vocabulaire des sens est mobilisé : on notera l’expression synesthésique (superposition de l’olfactif et du gustatif) pour évoquer l’odeur désagréable : « le tout sent un goût horrible ».  Sur le plan de la vue, le texte note « des singularités qu’il faut voir à la loupe ». Il suggère par là des laideurs de détail qui méritent que l’on s’approche pour les observer. C'est une expression ironique du dégoût ressenti par le spectateur devant les difformités observées. Deux formules hyperboliques « horrible étrangement », « belle hideusement » présentent la baigneuse comme un modèle superlatif de laideur. « Horrible » et « hideux » sont des superlatifs de « laid ». La seconde expression, par son caractère d’oxymore, suggère en outre que la laideur, portée à un degré d’absolu, confine à la beauté. L’adverbe « étrangement » indique lui aussi une laideur quasi surnaturelle.. Quant à la chute du poème, elle insiste sur l’impudicité par l’utilisation du verbe « tendre ». Il semble que le corps exhibe son infirmité, son « ulcère », la tende vers le spectateur-voyeur. La désignation crue du corps et les associations qu’elle autorise (prostitution, sodomie) ajoutent à cette impudicité. Ce dégoût ressenti nous amène au delà de la simple idée de laideur. Elle s’oppose frontalement à l’image traditionnelle de Vénus Anadyomène dont les représentations soulignent l’innocente candeur. On se rappelle le chaste geste de la Vénus de Botticelli couvrant son sexe de sa chevelure, une main sur sa poitrine, tandis qu’une des Heures (déesses incarnant les saisons dans la mythologie antique) approche d’elle un vêtement destiné à masquer sa nudité.

II – Une parodie

a) Un sonnet ironique :     Le poème de Rimbaud est un sonnet légèrement irrégulier. On reconnaît le sonnet à sa composition classique : deux quatrains suivis de deux tercets. Il est composé en alexandrins, selon la tradition. Mais Rimbaud ne suit pas la règle voulant que les rimes soient embrassées dans les quatrains (ce n’est le cas ici que dans le second : omoplates / ressort / essor / plates) et que le système de rimes soit le même dans les deux quatrains (ce n’est pas le cas ici : /ète/-/dés/ dans le 1° ; /plates/-/sor/ dans le 2°). Les tercets, par contre, suivent l’usage le plus académique du sonnet à la française : ccd ede. Malgré ces libertés, on notera quand même une évidente intention parodique dans le choix pour traiter un tel sujet d’une forme poétique considérée comme la plus exigeante et raffinée de la poésie française, celle-la même qui fut utilisée par la poésie amoureuse de la Renaissance pour célébrer la femme et l’Amour. La progression des strophes, du quatrain au tercet, mime également une avancée vers la dégradation, vers l'amoindrissement. Notons enfin l'ironie entre le titre, rappelant la naissance de Vénus, et le premier substantif du poème, évoquant une mort.

b) La progression du regard :    La description du corps de la femme est organisée selon un mouvement ascendant. Le premier quatrain est consacré à la tête, qui seule « émerge » (v.3) de la baignoire. Ce verbe « émerger » indique un mouvement vers le haut qui va se prolonger dans le second quatrain. On notera tout de suite le caractère parodique de ce début : la baignoire est une version dégradée de la conque d’où « émerge » Aphrodite dans le tableau de Botticelli et le mouvement ascendant est bien celui de Vénus sortant des eaux. Le second quatrain nous laisse voir le cou, le dos, puis les reins. De nouveaux verbes de mouvement accompagnent cette progression : les omoplates « saillent », le dos « rentre et ressort », les reins « semblent prendre leur essor ». L’anaphore de « Puis » aux vers  5 et 7 crée aussi une impression dynamique. Le premier tercet et le premier vers du second interrompent l’ascension du corps mais le mouvement se prolonge en quelque sorte vers l’avant. Le lecteur est invité à regarder « à la loupe » certains détails curieux et notamment cette inscription gravée sur les reins : Clara Venus (la célèbre Vénus). Ce trait est inattendu et constitue en quelque sorte une justification du titre. Mais le mouvement ascendant reprend et laisse encore voir sous les reins la partie la plus infamante de cette anatomie. Et il faut attendre la fin de la phrase pour découvrir un mot imprononçable, qui n’en fournit pas moins le fin mot du poème. Ainsi, les différentes parties du corps de la femme défilent de haut en bas, comme dans un « blason ». Mais ici, c’est un blason parodique, un « contre-blason ». Rimbaud met à profit la forme du sonnet pour organiser le dévoilement progressif du corps de sa Vénus, et créer un effet d’attente jusqu’à la révélation du dernier vers.

c) La « mise en attente » du lecteur :       L’observation « à la loupe » du poème révèle les effets de retardement et de mise en relief obtenus par Rimbaud en jouant sur les enjambements. Ainsi, dès le vers 1, le groupe « une tête » est isolé en fin de vers par un contre-rejet. Le contre-rejet exhibe cette tête et la détache de son corps aussi sûrement que le fait pour le regard le flanc de la baignoire. Quant au verbe qui doit nous indiquer que cette tête « émerge », nous devrons l’attendre encore longtemps, postposé qu’il est après deux groupes compléments, et mis en relief par son « rejet » après la césure : « D’une vieille baignoire / émerge, … ». Au vers 5, le rejet est utilisé pour faire mieux saillir les omoplates en reportant sur le vers suivant la proposition relative (« qui saillent »). Au vers 9, l’enjambement coupe la phrase juste devant l’adjectif « horrible » qui se trouve ainsi mis en attente. Au vers 10, la phrase s’arrête inopinément après l’expression « on remarque surtout ». Quoi ? Le vers 11 ne nous l’apprendra que très vaguement : « des singularités qu’il faut voir à la loupe … ». Et l’on remarquera que ce vers 11 se termine par des points de suspension, signe que l’essentiel est encore à venir. Par ces effets de versification, le lecteur est placé dans la position du voyeur qu’un metteur en scène pervers mène à sa guise, excitant sa curiosité et différant sans cesse le moment de la satisfaire.

 

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