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séance 6 : Frère Jean des Entommeures

Lecture analytique

Quelques pistes pour aller plus loin

 

I. Une parodie d'épopée

 

1. Opposition des deux camps

Les forces sont représentées par deux camps que tout oppose. D’un côté un moine seul, Frère Jean, incarne l’action méthodique, de l’autre les ennemis en nombre, au total « treize mille six cent vingt et deux » (nombre suggéré par les pluriels : « les porte-drapeau », « les porte-enseigne »), sujets de Picrochole, se caractérisent par le désordre et une forme d’inaction. Frère Jean est un moine en action qui se distingue par une entrée en scène tonitruante, au passé simple, et par son ardeur au combat évoquée par la parataxe, les formules symétriques « aux uns [...] aux autres » et l’accumulation de verbes de mouvement renforcés parfois par des adverbes qui traduisent la violence de l’acte. Il retourne la situation : d'agressé, il devient agresseur (procédé burlesque de l'arroseur arrosé)

 

2. une parodie de guerre

Le récit est conduit de manière alerte : narration rapide, enchaînement des actions juxtaposées ou coordonnées, parallélismes de construction, accumulation verbale. La description du combat relève du massacre burlesque. Les termes techniques du lexique médical, qui traduisent la connaissance du corps pour mieux le soigner, sont détournés ; les ennemis sont décrits à travers le corps meurtri et désacralisé ; aucune partie du corps n’est épargnée, de la tête « il écrabouillait la cervelle » aux pieds « jambes », « tibias », jusqu’au fondement « boyau culier ». Les termes familiers « il écrabouillait », « les tripes » côtoient le lexique spécialisé « l’épine dorsale », « la suture lambdoïde », produisant ainsi un effet comique. Rabelais médecin met à mal l’anatomie .

 

3. le mélange des genres

Les objets sont détournés de leur usage religieux et deviennent des armes de guerre, tels le « bâton de la croix ». Les habits sont aussi détournés de leur usage : le « froc » est porté « en écharpe ». C’est donc devenu une véritable tenue de combat, le moine est prêt à bondir. Les instruments de musique tels les « caisses », les « tambours » sont des éléments de guerre à part entière (la musique était utilisée pour rythmer le pas des troupes ou signaler un assaut de l’ennemi). Or, ici, leur usage est détourné : « les tambours avaient défoncé leurs caisses pour les emplir de raisin », ce qui montre que le combat est peu glorieux et atypique… on retrouve le motif du monde à l'envers.

La parodie de la guerre s’exprime à travers le décalage entre le motif futile (une querelle pour des fouaces) et les effets dévastateurs : le massacre de « treize mille six cent vingt et deux » ennemis et à travers l’intertexte culturel : l’épopée et les romans de chevalerie sont présents avec les prouesses guerrières presque surnaturelles de Frère Jean. Mais il s’agit d’un détournement comique du personnage, « moine claustrier » voué théoriquement à la contemplation

 

II. Un texte orgiaque

 

1. Libération du verbe

Le rythme narratif, les énumérations, le choix du vocabulaire font de ce moment carnavalesque une fête du langage. L'univers carnavalesque se déploie avec la profération jubilatoire qui confond les références sacrées (noms de saints) et profanes (sainte nitouche). L'ironie de Frère Jean sur l'expression "je me rends"/ "je rends l'âme" montre à quel point cette scène libère les traits d'esprit, et le comique franchit les limites de la morale. On est dans une scène où tout se mélange : les corps mis en pièces, l'horrible et le risible, le sacré et le profane. Cette confusion culmine avec les chiasmes "Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir. Les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant" : selon la logique du monde à l'envers, la mort revivifie la parole.

 

2. Les plaisirs de l'excès

Cette scène a donc pour fonction de faire rire : c'est un moment d'ivresse où tous les interdits sont levés. L'esthétique de l'hyperbole fait alors de ce moine un géant à l'égal de Gargantua. Les expressions superlatives ne participent donc pas seulement du grandissement épique, elles célèbrent aussi la démesure joyeuse du principe vital incarné par Frère Jean. Les ennemis de Frère Jean portaient la mort et la dévastation : ne peut-on pas alors interpréter cette scène comme la victoire de la pulsion de vie (incarnée par Frère Jean) sur la pulsion de mort (incarnée par les hommes de Pichrocole) ?

 

3. La libération des pulsions sexuelles

On peut alors relever des allusions scabreuses, obsènes qui font de Frère Jean l'incarnation d'une pulsion sexuelle (pulsion de "vit") : "il mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix [...], long comme une lance, rond et bien en main". Mais on ne saurait limiter l'interprétation de ce texte à cette lecture comique : la polyphonie rabelaisienne donne aussi à entendre une lecture religieuse.

 

III. Au nom du saigneur... ou du Seigneur

 

1. Une critique des moines et de l'Eglise

Rabelais démythifie les superstitions de l’Eglise. Les ennemis, qui font appel à la toute-puissance des saints, sont rendus ridicules par la confusion des voix (« les uns […] les autres »), qui mélangent les saints « officiels », et « Sainte Nitouche ». L’énumération des lieux de pèlerinage à la Vierge et celle des abbayes jouent le même rôle. L’ensemble se clôt sur une formule hyperbolique désinvolte, fort irrespectueuse : « mille autres bons petits saints ».  La critique des moines de l'abbaye est également présente : ils ne sortent pas se battre, mais arrivent après la bataille...

 

2. Un moine idéal

Le portrait du héros se fait en deux temps à travers ses actions et ses paroles. Dans un passage précédent, le voix du narrateur a nommé le personnage « Frère Jean des Entommeures », « du hachis », nom-portrait, nom programmatique, eu égard au massacre orchestré par le moine. La figure du moine est doublement héroïque. Il est le héros au sens du personnage qui intervient dans l’action romanesque ; il se caractérise aussi par des exploits qui rappellent l’épopée et les romans de chevalerie. Son changement d'habit le métamorphose en héros : l'habit fait le moine...

 

3. Le divin service du vin…

Se battre pour du vin est une allusion au sacrement de l’Eucharistie, où le vin symbolise le sang du Christ. Rabelais nous guide vers cette interprétation par son jeu de mots dans le passage précédent entre « service divin » et « service du vin ». Mais tout le texte peut se lire comme un appel à la conversion : les renversements de situation (agresseurs agressés) peuvent s'interpréter comme le désir de changer la vision de la foi. Les confessions arrachées par Frère Jean sont également signe d'une conversion ultime. Le mouvement du texte va du paysage épique à la description en gros plan sur les corps démembrés, puis vers les voix qui expriment une intériorité : l'action de Frère Jean touche ainsi "en profondeur" ses ennemis. Notons enfin que Frère Jean finit par rassembler autour de lui les moines qui étaient restés à l'intérieur de l'abbaye : ultime renversement qui semble faire de ce personnage un héros révolutionnaire !

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