Une saison en enfer

lecture analytique de "Délires II. Alchimie du verbe"

Texte :

À moi. L'histoire d'une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoire les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J'inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges.

 

Délires II retrace le parcours poétique de Rimbaud. On est dans un moment de crise, et le Je s'énonce comme revenu de sa folie. Si le texte s'annonce être un « délire », il semble donc structuré, avec des étapes claires en paragraphes avec connecteurs. On est dans un moment d'introspection, une nouvelle forme d'exploration de soi, à la limite de l'autobiographie. Rimbaud élabore son propre mythe du poète alchimiste-voyant-mystique, mais sur le mode de la dérision.

 

I. Retour sur un itinéraire poétique : la réécriture de soi

 

sens de l'incipit : « à moi » = c'est à mon tour (après Verlaine) / c'est une chose mienne (ça m'appartient). Dans la deuxième interprétation, le récit s'annonce comme un moyen de se retrouver.

 

1. Les dérives de l'apprentissage

> Les références de Rimbaud se situent du côté du dérisoire et du marginal : les influences revendiquées par le poète s'opposent au « célébrités » qualifiées de « dérisoires » englobant les modèles écartés (Banville, Hugo, Baudelaire?). L'anticonformisme est ainsi mis en valeur. Dans cet adieu aux modèles, la peinture apparaît comme une source aussi importante que la poésie, et l'intérêt pour le primitif, l'enfantin, domine.

> Les aspirations et les projets sont également passés en revue. Dans une matière presque épique, on peut retrouver des désirs tels que dans le bateau ivre. Il s'agit en effet de changer le monde, physiquement ou moralement.

>> Les énumérations sont marquées par l'attrait du manque. Les tournures négatives ou privatives sont le signe d'une quête inaccessible. Le manque dit l'ambition d'accéder à l'inédit ou l'inconnu.

 

2. Bilan sur la voyance

> L'allusion à Voyelles : les voyelles figurent dans l'ordre conventionnel, à la différence du sonnet. L'analyse du poème porte sur la forme et le mouvement, c'est-à-dire sur la lettre, le dessin (ou graphème) et le son, la prononciation (le phonème). L'entreprise est condamnée, suspectée d'hermétisme volontaire et superficiel. (je réservais la traduction)

> La voyance est replacée dans le cadre d'une expérience, « une étude », des « notations » remplacent l'exploration linguistique par le champ musical. Le poème confine à la partition, qui écrit bien les silences…

>> le passage de l'imparfait au passé simple renvoie la voyance à une époque définitivement révolue, un passé coupé de la situation d'énonciation. La voyance est un dévoiement, une sortie du droit chemin.

 

II. Une nouvelle langue : la prose ironique

 

1. le délire

> une folie douce : Le champ lexical de la folie est important, mais va dans le sens d'un affaiblissement (délire, une folie, enchantements). La folie peut se lire dans l'accumulation des énumérations : on est dans une logique dépourvue de liens, c'est la figure de l'entassement, de la liste sans fin.

> un rêve prométhéen : L'énergie, l'activité est de plus en plus soulignée : j'aimais, je rêvais, j'inventai, je réglai : on est dans un rêve de toute puissance, qui se manifeste par un orgueil démesuré et une volonté d'égaler les dieux (posséder tous les paysages).

>> Le délire est peut-être ici une manière d'abandonner la lyre, une manière de se débarrasser d'un JE illusionné : «  je me vantais, je me flattais, je croyais à tous les enchantements ».

 

2. une prose chaotique

> Le passage du vers à la prose souligne l'abandon d'un ordre artificiel. On est dès lors dans un chaos assumé, avec une syntaxe désorganisée (phrases averbales ou démesurées). Dans les énumérations, règne l'hétéroclite, qui juxtapose le latin d'église et la littérature érotique, où les pluriels donnent une impression de confusion…

> l'esthétique de l'antithèse rend compte de ce monde intérieur confus. « j'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges » : le rythme est ici éloquent : 10 / 7 / 6, plus on dit l'impossible, plus on est condamné au silence.

>> le choix du verset est ainsi une nouvelle manière de rythmer le texte. On n'est plus dans le rythme naïf ou instinctif, mais dans le refus de l'artifice et la désillusion. Le rythme est hanté par le silence (rythme saccadé, tirets, retours à la ligne qui laissent voir le blanc)

 

3. ironie et défiguration

> les conclusions des paragraphes (ou versets) sont souvent décevantes : « je me vantais > et trouvais dérisoire », « refrains niais, rythmes naïfs », « je croyais à tous les enchantements », « « je réservais la traduction »… On a une impression d'entreprise de déconstruction systématique, qui va dans le sens d'une désillusion.

> L'énumération accentuée par l'absence de prépositions (je rêvais de croisades / je rêvais croisades) met en relief une certaine distance ironique

 

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