texte 4, Rhinocéros

Le dénouement – monologue de Bérenger

 

Daisy a rejoint les rhinos qu'elle trouve « beaux comme des dieux » (cf dieux du stade). Ce dernier monologue nous fait assister à une transformation inattendue : Bérenger devient un héros, un résistant. Hésitant jusqu'au bout, il se distingue du héros de tragédie classique dont il n'a pas la grandeur, mais il permet de redéfinir la notion de héros face à l'absurde !

 

Une ultime prise de conscience

 

Le monologue = une convention théâtrale qui caractérise le héros tragique devant prendre une décision. On est bien ici dans un moment délibératif. On assiste à la naissance d'un héros conscient de sa monstruosité.

Dès le début, l'expression de la lutte est présente : « on ne m'aura pas, moi ». Il reprend ensuite la proposition en changeant les pronoms « on » par « vous » : il n'a plus peur de s'adresser directement à ses ennemis. Certes, il est en position d'objet dans la phrase, « me », mais il apparaît aussi sous la forme tonique « moi », et le « je » finit par s'affirmer « je ne vous suivrai pas, je ne vous comprends pas »… et le « vous » est en position d'objet ! « Je suis ce que je suis. Je suis un être humain » : victoire du je sur le on/vous du conformisme.

Bérenger passe ensuite par une phase de doute, il est amené à se poser la question « la mutation est-elle réversible ? » D'où une avalanche de questions : c'est la phase du doute. Nouvelle expérience de la faiblesse du langage, de la raison, jusqu'à l'absurde. Expérience de la glace : rappelle le stade du miroir où l'enfant accède à l'identité. (Supériorité du langage théâtral, sur le langage parlé, de l'action sur la raison.) Cette identité est sous le signe de la laideur et du manque (d'une corne) : piètre image de l'humanité. La fascination pour l'animalité, au contraire, décrite comme séductrice, tentatrice, presque érotisée (corps sublime opposé au corps flasque de l'homme)… image un peu ironique de la sirène avec le chant qui charme… rappel des illusions du nazisme ?

Renversement cependant héroïque lorsqu'il prend conscience de sa puissance : « contre tout le monde je me défendrai ». Voc de l'héroïsme, avec ce combat inégal, seul contre tous, et les verbes au futur (plus au conditionnel!). Le voc guerrier domine jusqu'aux dernières paroles, avec l'image du résistant, carabine à l'épaule, qui se construit. Il s'agit bien de résister, de se défendre, et non d'attaquer. On a alors la manifestation d'un orgueil nouveau : « je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout ». L'image du Bérenger mou, alcoolique, recevant passivement les injures de Jean, est définitivement lavée.

Après avoir incarné l'image d'une faiblesse humaine abattue par la force aveugle, il atteint un héroïsme qui ne s'appuie sur aucune idéologie, sur la seule conscience d'être un homme.

 

Du comique au tragique

 

Le monologue se caractérise par un mélange des registres qui correspond à l'ambiguïté de cette transformation. Bérenger occupe tout l’espace scénique : « il va fermer », « il tourne », « il enlève, défait », « il décroche », il « jette ». Ces gestes révèlent sa confusion, car on y retrouve les mêmes contradictions que dans son discours (ainsi, on apprend avant l’extrait analysé qu’il ferme «soigneusement » porte et fenêtre pour s’isoler, mais écoute attentivement les barrissements).

 

Il est d'abord comique : Bérenger se mettant « du coton dans les oreilles » pour ne plus entendre les rhinocéros, propose un rempart dérisoire face au vacarme suggéré. Autre décalage, lorsque le personnage sort les tableaux et s'écrie « c'est moi » alors qu'on voit un vieillard, une grosse femme et un autre homme. Du dérisoire à l'absurde : la question de la traduction, d'un désir de langue commune. Les onomatopées peuvent aussi avoir un effet comique, du coup.

Surtout, le renversement qui s'opère dans la perception de Bérenger assure le comique du monologue : il passe d'un « homme n'est pas laid » à « je ne suis pas beau », la description de son corps dérisoire face à la « magnifique couleur vert sombre ». Enfin, l'expression « je suis un monstre » suggère que les rhinocéros n'en sont pas : le renversement des valeurs esthétiques est complet.

Mais ce discours est aussi pathétique. Bérenger a honte d'être lui-même et exprime un sentiment d'impuissance. Les reprises de mots, d'expressions, rendent compte d'une tentative de se convaincre « un être humain. Un être humain » « le pire, le pire »etc… Bérenger a du mal à penser, il se reprend il se répète, non comme un perroquet, mais parce qu'il se cherche. Il se perd parfois en spéculations intellectuelles : pour convaincre, il faut parler, pour parler il faut apprendre la langue… puis la logique se brise : quelle langue est-ce que je parle / qu'est-ce que je dis / est-ce que je me comprends : la démarche logique, déductive, débouche sur un constat d'absurdité.

Bérenger parle comme un héros tragique. La référence à Hercule témoigne d'une ultime confusion du monologue, entre tradition et modernité. Le désarroi du personnage est exprimé en effet à travers les interrogatives et les exclamatives : les adverbes « hélas » ou « jamais » redoublent ce discours de l'apitoiement, et Bérenger déploie toute un rhétorique pathétique « pauvre enfant abandonnée dans un univers de monstres », « trop tard maintenant », etc.

Le destin en marche, un temps suspendu : on est finalement dans une farce tragique

Les indicateurs temporels soulignent la marche du destin :

- Adverbes de temps : « maintenant» (répété deux fois) « jamais » (répété trois fois) « trop tard ». Tout ceci exprime l’urgence de la situation.

- Le futur reste hypothétique, ou est nié : « ça viendra peut-être », « vous ne m’aurez pas », « je ne deviendrai jamais rhinocéros ».

- Les présents figent le personnage dans un état qu’il rejette ou déplore : « je suis seul », « je suis laid », « je reste ce que je suis »

 

conclusion :

Le discours théâtral confère au public une place particulière et problématique : le public est-il l'ultime destinataire, le complice de la parole de Bérenger (et de Ionesco), ou est-il considéré, au contraire, par une sorte de manœuvre provocante et déstabilisante du dramaturge cherchant à faire en sorte qu’il se questionne sur lui-même, comme faisant partie des rhinocéros qui encerclent Bérenger ? En effet, celui-ci n'est pas exactement seul sur scène : il est cerné par les rhinocéros,

figurés par les têtes accrochées au mur et dont la présence est accentuée par les barrissements. D'ailleurs, à la fin du monologue, Bérenger semble s'adresser à ces rhinocéros, dans une forme de défi final : « Il se retourne face au mur du fond [...] tout en criant »

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