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contexte

Texte 1

Autour de 1940. Les policiers sont rhinocéros. Les magistrats sont rhinocéros. Vous êtes le seul homme parmi les rhinocéros. Les rhinocéros se demandent comment le monde a pu être conduit par des hommes. Vous-même, vous vous demandez : est-ce vrai que le monde était conduit par des hommes ?

Comment faire pour regagner la France. Là, on peut encore se faire comprendre. On a l'impression finalement que ce désir même est coupable. C'est comme un péché de ne pas être rhinocéros. Mais les rhinocéros se battent entre eux. Des centaines de milliers de rhinocéros arrivent du nord, de lest, de l'ouest. Toutes les armées sont des armées de rhinocéros. Tous les soldats des justes causes sont des rhinocéros. Toutes les guerres saintes sont rhinocériques. La justice est rhinocérique. Les révolutions sont rhinocériques.

C'est comme si je me trouvais dans un autre temps et dans un autre espace. Une autre planète.

Voici un slogan rhinocérique, un slogan d'« homme nouveau », qu'un homme ne peut comprendre : tout pour l'État, tout pour la Nation, tout pour la Race. Cela me paraît monstrueux, évidemment.

Ionesco, Présent passé, passé présent, Gallimard, p. 116-117.

 

Texte 2

Retourner en France, c'est mon seul but, désespéré.

Là-bas encore je peux trouver des gens de ma famille, de mon espèce [...]. Affreux exil. Seul, seul je suis, entouré de ces gens qui sont pour moi durs comme de la pierre, aussi dangereux que les serpents, aussi implacables que les tigres. Comment peut-on communiquer avec un tigre, avec un cobra, comment convaincre un loup ou un rhinocéros de vous comprendre, de vous épargner, quelle langue leur parler ?

Comment leur faire admettre mes valeurs, le monde intérieur que je porte ? En fait, étant comme le dernier homme de cette île monstrueuse, je ne représente plus rien, sauf une anomalie, un monstre.

Oui, ils me semblent être des rhinocéros. Mais, moi, pour eux, pour eux qui pensent être des hommes, pour eux, je suis un scorpion, une araignée. Comment une araignée hideuse pourrait-elle convaincre ces êtres qu'elle ne doit pas être écrasée ?

Ibid., p. 168-169.

Texte 3

(Autour de 1940). J'ai assisté à des mutations. J'ai vu des gens se transformer, à peu près sous mes yeux. C'est comme si j'avais surpris le processus même de la métamorphose, comme si j'y avais assisté. Je les sentais d'abord devenir de plus en plus étrangers, j'ai senti comment, petit à petit, ils s'éloignaient. J'ai senti comment germait en eux une autre âme, un autre esprit. Ils perdaient leur personnalité, remplacée par une autre. Ils devenaient autres.

Ibid., p. 173.

Texte 4

Je suis étonné de voir à quel point cela ressemble à ma pièce Rhino­céros. C'est bien cela la genèse de cette pièce. Ce n'est que tout récemment, en reprenant des pages anciennes de mon journal, que j'ai vu que je les appelais rhinocéros, ce que j'avais complètement oublié, et ce n'est que par un curieux hasard qu'il m'avait semblé retrouver le nom de ces adversaires ou de ces fanatiques imbécilisés. Ce fanatisme, délirant, existe encore de nos jours et ce sont les com­munistes et ce sont les gardes rouges et ainsi de suite... Ce ne sont plus les nazis.

Ibid., p. 175.

Texte 5

En 1938 l'écrivain Denis de Rougemont se trouvait en Alle­magne, à Nuremberg, au moment d'une manifestation nazie. Il nous raconte qu'il se trouvait dans une foule compacte attendant l'arrivée de Hitler. Les gens donnaient des signes d'impatience lorsque l'on vit apparaître, tout au bout d'une avenue et tout petits dans le lointain, le Führer et sa suite. De loin, le narrateur vit la foule qui était prise, progressivement, d'une sorte d'hystérie, acclamant frénétiquement l'homme sinistre. L'hystérie se répandait, avançait, avec Hitler, comme une marée. [...]. Denis de Rougemont sentait, en lui-même, cette rage qui tentait de l'envahir, ce délire qui « l'électrisait ». Il était tout prêt à succomber à cette magie, lorsque quelque chose monta des profondeurs de son être et résista à l'orage collectif. [..].

Là est peut-être le point de départ de Rhinocéros, il est impossible sans doute, lorsqu'on est assailli par des arguments, des doctrines, des slogans «intellectuels», des propagandes de toutes sortes de donner sur place une explication à ce refus. [...]

Rhinocéros est sans doute une pièce antinazie, mais elle est aussi et surtout une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, mais qui n'en sont pas moins de graves maladies collectives dont les idéologies ne sont que les alibis [...].

Des partisans endoctrinés, de plusieurs bords, ont évidemment reproché à l'auteur d'avoir pris un parti anti-intellectualiste et d'avoir choisi comme héros principal un être plutôt simple. Mais j'ai considéré que je n'avais pas à présenter un système idéologique passionnel, pour l’opposer aux autres systèmes idéologiques et passionnels courants. J'ai pensé avoir tout simplement à montrer l'inanité de ces terribles systèmes, ce à quoi ils mènent, comme ils enflamment les gens, les abrutissent, puis les réduisent en esclavage. On s'apercevra certainement que les répliques de Botard, de Jean, de Dudard ne sont que les formules clés, les slogans des dogmes divers cachant, sous le masque de la froideur objective, les impulsions les plus irrationnelles et véhémentes. Rhinocéros est aussi une tentative de « démystification ».

Ionesco, « Préface pour Rhinocéros » (novembre 1960), Gallimard, « Folio », dans Notes et contre-notes, p. 273-275.

 

 

 

 

 

1. La pièce trouve son origine dans le contexte historique du nazisme. Les 3 premiers textes, extraits du journal Passé, Présent, évoquent l’expérience directe que Ionesco fit de la propagation et du triomphe du fascisme en Roumanie dans les années 1930-1940 sous l’impulsion notamment de la garde de fer. Dans ces pages, toutes datés « autour de 1940 », s'inscrit déjà fortement l'image de la métamorphose en rhinocéros.

 

Le texte 1 souligne la contagion et la prolifération de cette idéologie par la répétition des termes rhinocéros » et « rhinocérique » et de l'adjectif indéfini « tous », ou encore dans la phrase « Des centaines de milliers de rhinocéros arrivent du nord, de l'est, de l'ouest ». La « mutation » et le «processus de la métamorphose » sont de même évoqués dans le texte 3. Le rhinocéros, c'est l'«homme nouveau » construit par l'idéologie nazie, le monstre (cf. « monstrueux », texte 1 ; références multiples à l'animalité ; « île monstrueuse », texte 2).

 

2. La situation de Ionesco dans cette Roumanie de 1940 correspond à celle de Bérenger : solitude, sentiment d'étrangeté radicale, perte des valeurs humaines et de toute possibilité de communication, «normalité » rhinocérique qui conduit à la culpabilité et au sentiment d'être alors soi-même un monstre (« C'est comme un péché de ne pas être rhinocéros », texte 1 ; « étant le dernier homme dans cette île monstrueuse, je ne représente plus rien, sauf une anomalie, un monstre », « pour eux, je suis un scorpion, une araignée », texte 2).

 

3. Le texte 4 établit, de fait, un lien direct entre cette expérience roumaine et la pièce. Pour Ionesco, « c'est bien cela la genèse de cette pièce », même si l'écrivain avoue qu'au moment de son écriture il avait oublié cette image des rhinocéros inscrite dans son journal. Le texte 5 reprend non l'expérience personnelle, mais celle de Denis de Rougemont, que Ionesco rencontrera à son retour en France. Ce récit, par un tiers, de la fanatisation de la foule face aux discours d'Hitler en 1938 apparaît comme le point de départ de la pièce. On ne saurait donc réduire la genèse de Rhinocéros à la seule expérience personnelle de son auteur. Plus encore, ces deux textes (4 et 5) invitent à un possible dépassement du sens de la rhinocérite (déjà présent dans le texte 1).

Si Rhinocéros est bien une pièce « antinazie » (texte 5), elle est aussi une pièce contre tous les totalitarismes, contre toutes les « hystéries collectives et les épidémies » idéologiques : « Ce fanatisme, délirant, existe encore de nos jours, et ce sont les communistes, et ce sont les gardes-rouges et ainsi de suite... » (texte 4).

Il convient donc de ne pas lire Rhinocéros comme la transposition théâtrale d'une situation historique passée et définie (celle du nazisme), mais de lui donner une portée beaucoup plus large. Sa signification, qui pose la question des systèmes de pensée totalitaire, et que l'on ne peut réduire de ce fait à une simple vision « anticonformiste » (comme certaines mises en scène ont pu le suggérer), est donc transhistorique.

 

4 Rhinocéros une pièce engagée ? Ionesco s'y refuse avec force, lui qui affirme dans Journal en miettes: « Tous les auteurs engagés veulent vous violer, c'est-à-dire vous convaincre, vous recruter ». Pour Ionesco, écrire un théâtre engagé, c'est tomber dans le piège idéologique qu'il entend représenter dans Rhinocéros. On peut aussi voir que, au-delà des perspectives historiques et transhistoriques, la pièce s'interroge sur ce qu'est l'homme, dit ses angoisses existen­tielles profondes, dont on trouve la résonance chez Bérenger, p. 68 : « Je ne me suis pas habitué à moi-même. Je ne sais pas si je suis moi»

 

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