texte 3, les Fenêtres
Les Fenêtres
Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?
Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris
I. Un poème construit comme un tableau
Au cœur du poème se trouve la scène, le sujet et, comme pour l’encadrer, au début et à la fin, des réflexions plus générales qui donnent au texte sa portée symbolique.
1. Premier élément « encadrant » le tableau : une considération paradoxale
Dans le premier paragraphe, Baudelaire présente l'observateur et le sujet de façon générale (« Celui qui »), sur le ton de la certitude, que traduisent la tournure impersonnelle « il n’est pas… », le présent de vérité générale, les termes assertifs (« ne … jamais », « toujours »), la répétition « vit… vie… vie… vie ».
Puis il décrit le sujet du tableau, la fenêtre éclairée (la forme de la fenêtre évoque le cadre d’un tableau), à travers cinq adjectifs au comparatif de supériorité valorisant (« plus… ») : deux d’entre eux traduisent des impressions visuelles contrastées (« ténébreux, éblouissant ») ; les trois autres prennent une valeur plus affective que descriptive (« profond », « mystérieux », « fécond »). La vision est donc à la fois esthétique et morale.
La description est marquée par les contrastes (fenêtre fermée / fenêtre ouverte, ombre / lumière) et un paradoxe : la fenêtre fermée, pourtant qualifiée négativement (« un trou »), serait – alors qu’elle ouvre sur la misère – plus riche et intéressante qu’une fenêtre ouverte. Baudelaire aime choquer et adopter un point de vue original (voir « Une charogne » dans Les Fleurs du mal).
2. L’anecdote (2e paragraphe) : du tableau réaliste à la « légende »
Le poète-peintre passe au « je », il s'implique. Avec un présent ambigu (s’agit-il d’un présent d’énonciation ou d’habitude), il décrit ce qui ce passe devant ses yeux (par manque d’argent, Baudelaire était souvent réduit à vivre dans des logements sous les toits) : la métaphore évocatrice « vagues des toits » suggère une vision panoramique et infinie sur la mer.
Puis il effectue une sorte de zoom sur le sujet et multiplie les détails précis : un gros plan sur une « femme mûre », « ridée », sur son attitude (« penchée »), sur son « visage », son « vêtement », composant un tableau réaliste représentatif du Paris (la grande ville) de la misère.
Mais l'imagination et la sensibilité compatissante du poète transforment la réalité en légende non dite et suggèrent, à travers un irréel du passé (« j’aurais refait »), une deuxième « histoire » à écrire, une poésie en devenir (« Si c’eût été un pauvre vieux homme »).
L’anecdote se ferme sur le retour du poète à la vie quotidienne : « je me couche », le présent étant ici clairement un présent d’habitude.
3. Deuxième élément « encadrant » le tableau : un dialogue imaginaire
Le poème se conclut sur une réflexion, une morale sous la forme d’un dialogue supposé, imaginaire (« Peut-être »), qui implique directement le lecteur (« me direz-vous »).
Le jeu sur le tutoiement et le vouvoiement est étrange : s’agit-il du vouvoiement de politesse à un seul lecteur, ou du « vous » qui s’adresse à plusieurs lecteurs ? On ne le sait pas. En revanche, le tutoiement par lequel le lecteur s’adresse au poète traduit un ton plus familier, peut-être amical.
La question permet au poète d’affirmer son lien avec la réalité et le rapport entre la création poétique et sa propre existence.
II. Un art poétique et une réflexion sur la condition humaine
1. Une définition de la poésie
« La poésie est comme une peinture » (Horace, poète latin), qui travaille sur les lumières et les contrastes (« ténébreux » / « éclairée, chandelle » : sorte de clair-obscur). Baudelaire plaide pour une poésie du quotidien et du réel : c’est l’observation qui est source de création. À travers l’énumération de réalités simples, il privilégie le quotidien (« presque rien »), esthétisé par la mention de la « chandelle », plus poétique que l’éclairage au gaz de l’époque.
Mais la poésie dépasse la réalité superficielle : elle est expression d’une sensibilité tournée vers les autres, vers les pauvres avec lesquels le poète est en empathie. Il opte pour une poésie de la souffrance, qui est aussi sublimation de cette souffrance (de « l’histoire » à la « légende »).
La poésie est aussi romanesque : à partir du réel, le poète invente, comme un romancier. Baudelaire écrit une « légende », une fiction et par l’écriture peut transformer une « vieille femme », « un pauvre vieux homme » (noter l’archaïsme « vieux » pour « vieil »). Il s’enorgueillit de cette faculté à refaire « tout aussi aisément » le monde et la vie des hommes.
La poésie est aussi un dialogue et tisse des liens avec le lecteur, que d’ailleurs Baudelaire apostrophe en l’appelant « mon frère ».
2. Un poète symboliste
La fenêtre prend une valeur symbolique et donne au poème une portée philosophique. Elle est pour Baudelaire :
- un moyen de corriger notre conception habituelle du monde: une fenêtre fermée est plus intéressante qu’une fenêtre ouverte ;
- un moyen de passer de l’extérieur de la réalité à une réalité intérieure, celle d'une condition humaine, du mystère des êtres ;
- un moyen de mieux se connaitre, de lutter contre le spleen : cette fenêtre, paradoxalement, ouvre aussi sur le monde intérieur du poète, sur son identité (« sentir que je suis et ce que je suis »).
3. Un plaidoyer pour le poème en prose ?
Le texte révèle enfin la force du poème en prose dans la démarche poétique.
Il suit une progression proche de celle d'u sonnet, dont il reproduit la fragmentation en 2 quatrains et 2 tercets ; la dernière interrogation ressemble à la « chute » du sonnet.
Mais le poème en prose se démarque de la poésie traditionnelle. Ce ne sont en effet ni les rimes ni la longueur des vers qui créent l’impression de dépouillement, de fluidité, mais le rythme intérieur de chaque phrase : Baudelaire mêle de fréquentes répétitions, des énumérations, des parallélismes, des oppositions qui scandent le poème.
Cependant, en contraste, les effets de rutpure sont nombreux. En effet, le dernier paragraphe rompt avec les deux premiers : le mode d’énonciation change brusquement, la description se fait dialogue et Baudelaire mélange la généralisation (« d’autres ») et l’évocation de sa situation personnelle (« moi-même »).
Synthèse sur les fenêtres :
I. Un tableau
> effet d'encadrement (fenêtre = un tableau)
> volonté réaliste de peindre la ville, la vieillesse, la pauvreté
> effets de cadrage (panoramiques, zoom)
II. Une vision du monde duelle
> progression du général au familier
> univers de l'antithèse, du contraste
> univers déchiré du spleen
III. Une frontière entre l'histoire et la légende
> imagination, reine des facultés
> l'accès à la légende : donner du sens au réel
> un art poétique vertigineux (effets d’emboîtements)
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