texte 2 Le désir de peindre
Malheureux peut-être l’homme, mais heureux l’artiste que le désir déchire !
Je brûle de peindre celle qui m’est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu’elle a disparu !
Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu’elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l’éclair : c’est une explosion dans les ténèbres.
Je la comparerais à un soleil noir, si l’on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doute l’a marquée de sa redoutable influence ; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d’une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent ; non pas la lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur l’herbe terrifiée !
Dans son petit front habitent la volonté tenace et l’amour de la proie. Cependant, au bas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l’inconnu et l’impossible, éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d’une grande bouche, rouge et blanche, et délicieuse, qui fait rêver au miracle d’une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique.
Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles ; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.
Le désir de peindre
Poème qui reprend le thème de la peinture : cf la section « Tableaux Parisiens » des Fleurs du Mal ou certains textes du Spleen de Paris comme le « joujou du pauvre » avec l’allusion à la « peinture idéale ». Thème qui s’inscrit dans la filiation de l’œuvre d’A. Bertrand qui voyait ses poèmes en prose comme des bambochades, c-à-d de petits tableaux qui présentent des scènes champêtres ou de la vie quotidienne. Dans ce texte, Baudelaire évoque la difficulté pour l’artiste de peindre une femme: de manière implicite, c’est un désir non assouvi (échec de la création artistique). Un procédé au centre du poème : L’EKPHRASIS. Le poète veut peindre une femme qu’il n’a vu qu’une fois : ce texte est à rapprocher du poème « A une passante » dans les FDM.
Comment le poète évoque-t-il les difficultés de la création artistique tout en célébrant cette femme ?
I Le portrait de la femme
1°) Une femme insaisissable
La première chose que nous constatons est le caractère fugitif de cette femme :
> double intensif « si » l.2 = « si rarement » et « si vite » = difficulté de représenter celle qu’il n’a qu’entrevue. Référence à un passé qui rend difficile toute représentation car le souvenir l’efface = « Comme il y a longtemps déjà qu’elle a disparu ! ». Difficulté mise en valeur par la modalité exclamative ainsi que par la structure intensive « Comme » qui insiste sur l’éloignement temporel de cette entrevue. Comparaison à « une belle chose regrettable » que le voyageur ne peut percevoir. Comparaison qui exprime toute la fugacité de cette rencontre, son caractère éphémère qui rend toute représentation précise problématique.
> Cette dimension insaisissable est complétée par l’indétermination dans l’identité de cette femme :
d’abord désignée sous la forme d’une périphrase « celle qui m’est apparue » / Reprise pronominale qui émaille tout le poème avec la répétition de « Elle » sans que la référence de ce pronom soit établie. Pronom démonstratif « celle-ci » dans le dernier paragraphe : elle appartient au groupe général des « femmes », ce qui renforce la difficulté à la préciser. Cette femme appartient à un groupe, mais il est difficile de la singulariser, de la décrire avec précision.
>>Cette imprécision est également présente dans la thématique du clair obscur
2°) Un portrait entre lumière et obscurité
Cette femme est décrite entre deux teintes opposées que sont la lumière et l’obscurité :
> L’antithèse « explosion/ ténébre » ou l’oxymore « Soleil noir » donnent le ton...
> L’isotopie de l’obscurité est très présente : « La nuit »l.3 / « le noir abonde » l.5 / « tout ce qu’elle inspire est nocturne et profond » = structure avec la tournure « tout ce que » qui semble réduire cette femme à son obscurité / « une nuit orageuse et bousculée par les nuées » = les nuages appuient l’obscurité car ils rendent sa caractérisation difficile.
> L’isotopie de la lumière vient contraster celle de l’obscurité : « scintille vaguement » mais l’adverbe « vaguement » vient modaliser, atténuer cette lueur. / « Son regard illumine comme l’éclair » = forte lueur et comparaison avec l’éclaire qui insiste sur la luminosité mais le mot « éclair » insiste aussi sur la brièveté de cet éclat lumineux.
L’allusion aux « Sorcières thessaliennes » semble en effet être une allotopie (réunion de deux isotopies contraires, ici la lumière et l’obscurité) : rapporté par Lucain dans La Pharsale , cet épisode, qui est une mise en scène mythologique de l’éclipse lunaire, narrativise le contraste entre lumière et obscurité.
3°) La célébration esthétique de cette femme inconnue
> Cette femme est célébrée et le poète déploie les ressources du registre de l’éloge :
répétition de l’adjectif « belle » avec la tournure superlative « plus que belle » / adjectif « petit » l.15 qui a une valeur esthétique mais aussi hypocoristique / « grâce inexprimable » = tournure méliorative / métaphore « superbe fleur éclose » qui est une célébration de sa beauté.
> Cette célébration esthétique s’accompagne d’un parallèle qui est fait avec la lune : « Mais elle fait plus volontiers penser à la lune ». Le terme « Lune » est répété 5 fois dans le troisième paragraphe : crée un motif rythmique (leitmotiv) propre à exprimer l’importance de cet astre. Structure répétée aux lignes 10 et 13 : « non pas la lune … mais la lune » = femme qui correspond à une lune. Ainsi c’est une lune qualifiée négativement qui permet de décrire cette femme « sinistre », « enivrante », « vaincue » et « révoltée » Ce parallèle crée une dimension inquiétante chez cette femme, ce que confirme la place de la lune dans le recueil Le spleen de Paris. Le poème qui suit « Le désir de peindre » s’intitule « Les Bienfaits de la lune » et expose également le caractère effrayant et malveillant de cet astre.
>>On retrouve là l’aspect fondamental de la poésie baudelairienne, la fascination pour le mal
La célébration de la beauté de cette femme permet d’explorer les limites de la parole poétique. Le texte devient ici une réflexion sur les pouvoirs et les limites du langage.
II La difficulté de la création artistique
1°) Une peinture impossible
> Baudelaire évoque ici les difficultés de faire une description précise de cette femme : le titre « Le désir de peindre » semble indiquer que ce désir est inassouvi et impossible à atteindre. La première phrase-paragraphe évoque également cette difficulté de l’artiste à créer son œuvre : « Malheureux peut-être l’homme, mais heureux l’artiste que le désir déchire » La confrontation entre l’homme et l’artiste est exprimée par l’antithèse « Malheureux »/ « Heureux ».
> La deuxième proposition, après la virgule, est un alexandrin (vers blanc) : elle exprime l’idée que l’artiste puise son bonheur dans la difficulté de la création artistique. Cette souffrance est exprimée par la personnification du verbe « déchirer » qui a pour sujet « le désir ». L’allusion à la mort dans le dernier paragraphe semble être la suite logique à l’échec de l’artiste. Ne pouvant la peindre, il exprime « le désir de mourir lentement sous son regard » = la répétition du substantif « désir » aux lignes « 1 » et « 20 » appuie la circularité du poème, objet esthétique qui se referme sur lui-même.
2°) la recherche d’une parole poétique exacte
Le poète semble afficher son travail de création artistique, c-à-d d’un travail de correction de sa parole poétique : L’épanorthose est alors la figure principale. On la trouve à la ligne 5 « Elle est belle, et plus que belle » l’adjectif courant semble inadapté à la célébration de cette femme. Le poète pose les limites de l’oxymore « soleil noir » par le recours au conditionnel et à l‘expression de la condition « si l’on pouvait ». Il faut voir ici la modernité de Baudelaire qui se sépare de ses illustres prédécesseurs, (Nerval). La tournure « Non pas… mais » marque un évident travail de correction. Les connecteurs d’opposition « Mais » et « Cependant » marquent une envie d’opposer les discours, donc de se corriger. Enfin, la présence du « je », mise en valeur par l’anaphore au début des 2ème et 4ème paragraphes, nous invite à lire ce texte comme le récit du poème en train de s’écrire, comme évoquant le poète en train d’écrire.
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>Plus que la célébration de cette femme, le poème a pour thème la création poétique elle-même.
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Cette recherche de la parole poétique exacte marque les limites et l’échec du poète; c’est en inventant une nouvelle forme poétique, le poème en prose, que le poète parvient à s’exprimer
3°) le poème en prose comme moyen d’expression poétique
Un poème en prose est un texte musical : Allitération en « L » ligne 5 ou en « R » ligne 2
Un poème en prose est un texte circulaire et bref : 6 paragraphes, le premier répond au dernier
Un poème en prose est un texte rythmé : Structure travaillée de la deuxième phrase du paragraphe 5 : le verbe « éclate », avec sa sonorité occlusive, est l’acmé de la phrase. Cadence mineure de cette phrase ( la protase est plus courte que l’apodose ) Rythme binaire dominant
Un poème en prose est un texte imagé : Métaphore in praesentia « Ses yeux sont deux antres » l.6, Métaphore in absentia « En elle le noir abonde » l.5, Allégorie de la ligne 15 : « Dans son petit front habitent la volonté tenace et l’amour de la proie ».
Conclusion : double fonction de ce poème, à la fois célébration esthétique et réflexion poétique
Modernité du poème qui affiche le travail poétique et s’éloigne des modèles canoniques ( l’oxymore nervalien « soleil noir » est déconstruit » ). Thématique baudelairienne de la souffrance de la création artistique, que l’on retrouve dans « Le confiteor de l’artiste ». Poème à mettre en parallèle avec « A une passante » dans Les FDM pour ouvrir sur une réflexion sur la poésie en prose et en vers
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