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texte 3, Breton

Union libre

Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche
A la langue d'ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d'hostie poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant
Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent
Ma femme au cou d'orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d'or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical
Au dos de vif-argent
Au dos de lumière
A la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d'amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque
Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu.

 

Les surréalistes cherchent à libérer les forces créatrices de l'inconscient, à s’exprimer sans contrainte. En effet, ce texte surprend par sa grande liberté, que ce soit au niveau du sens ou de la forme : Breton refuse les contraintes de la syntaxe en ne mettant aucun signe de ponctuation ; il refuse également les contraintes de la bienséance, puisqu’il n’hésite pas à mentionner les parties les plus intimes du corps de la femme aimée.

 

Une structure surprenante :

Breton utilise une forme traditionnelle, le blason. Contrairement à la tradition (qui consiste à célébrer une seule partie du corps), il célèbre toutes les parties du corps de la femme allant même jusqu'aux parties les plus intimes « ma femme au sexe de glaïeul ». La célébration de la femme est donc totale, la description semble former le mouvement du regard qui descend, remonte et se concentre sur un point, les yeux. 1Ère partie = de haut en bas (jusqu'au vers 29), puis reprise des éléments les plus sensuels

De plus, le poème est aussi construit sous forme litanique avec l'anaphore « ma femme » (presque un palindrome), et les parallélismes de construction. La litanie est une prière, une invocation, par exemple : la litanie des Saints dans la religion catholique. La femme est donc toujours évoquée de la même façon comme si le poète était dans l’attente d’une apparition, et le poème se fait incantation magique, chapelet irréligieux… dimension divine et sacrée de cette muse.

Les images de la femme :

- elles contribuent à érotiser le corps féminin. En effet, en dehors des six derniers vers consacrés aux yeux, les éléments les plus évoqués sont : la langue, les seins, les hanches, le sexe, les aisselles, le dos et les fesses. Face à cette évocation novatrice puisque sans tabous et sans pudeurs le poème devient une rébellion contre les conventions, et un véritable cantique à la sensualité de la femme. La femme est montrée dans toute sa diversité, des images naissent, parfois contradictoires, renvoyant tantôt à la beauté tendre et ingénue (v11), tantôt à une beauté violente et farouche (v38). Des termes qui lui sont associés, on peut déduire un portrait : elle est innocente et pure (hostie, poupée), elle est précieuse (or, champagne, rubis), et le recours aux termes rares ou aux néologismes la rendent aussi exceptionnelle que ces mots.

 

- elles créent un enivrement des sens : les synesthésies. Toutes les sensations sont convoquées, et les images jouent même sur la fusion / confusion des sens : doigts de foin coupés / aux yeux d'eau pour boire en prison...

Réconciliant ainsi les contraires (y compris le concret et l'abstrait) , elle devient source d'apaisement (au contraire de L. Labé). On n'est plus dans le mythe de la passion qui sépare, mais dans le mythe d'une fusion heureuse entre le couple et le monde.

 

- elles célèbrent également le lien entre la femme et le monde. Le poème se termine par 6 vers entièrement consacrés aux yeux de la femme aimée. Le dernier vers «Aux yeux de niveau d’eau, de niveau d’air de terre, et de feu » renvoie à tous les éléments de la nature, l’eau, l’air, la terre et le feu De plus André Breton utilise les champs lexicaux :

-du minéral : ambre, pierre, ardoise, rubis, placer, craie, grès et amiante

-du végétal : foin, fênes, troène, sureau, orge, savane, bois et blé

-de l’animal : loutre, tigre, souris, hirondelle, dauphins, griffe, oiseau, paon, plumes, cygne, ornithorynque, martres, scalares.

Grâce à la femme : redécouverte du monde à travers et prise de possession

 

L'amour fou, et son inquiétante étrangeté

Pourtant, à cette célébration, la femme est réduite à sa perfection plastique : elle possède des « jambes de fusée », c’est-à-dire longues et fuselées. Au vers 15, ses épaules ont la couleur, et la transparence du « champagne ». Plusieurs images renvoient également aux objets, tels que « la taille de sablier » vers 3, « aux mouvements d’horlogerie » vers 26, aux hanches de « nacelle » vers 44… La femme aurait presque tendance à disparaître derrière cet inventaire à la Prévert, derrière les images fantasques, derrière les sonorités des vers 27 ou 35-36…

 

Cet amour sensuel va jusqu'à une forme de violence, évoquée à travers les animaux sauvages, leurs dents et leurs griffes, ou l'hostie poignardée, ou la flèche, ou la hache de l'avant dernier vers, et les yeux pleins de larmes… L'image de l'amour est renouvelée, on est loin des stéréotypes idéalisés de la courtoisie ou du romantisme. La fascination presque sadique, la levée des interdits, nous amène aux portes de toute transgression possible, aux portes de la perversion.

 

Aspects temporels inquiétants

images du temps : la taille de sablier / les jambes aux « mouvements d'horloge et de désespoir » : impression du temps qui passe d'autant plus pressée que le mouvement du texte est dramatisé : v 1-29 (de haut en bas), v 30-41 ( de haut en bas), v 42-54 (haut en bas), v 55-60 (yeux). A cette accélération du texte, on peut ajouter toutes les images de fuites, d'eau qui passe,… On peut lire dans cette impression de fuite du temps une reprise du thème cher à Ronsard, le carpe diem, signifiant l'urgence

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