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texte 1, Louise Labé

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie,
J’ai chaud extrême en endurant froidure ;
La vie m’est et trop molle et trop dure,
J’ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout en un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure,
Mon bien s’en va, et à jamais il dure,
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être en haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

 

Le sonnet "Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie" est publié en 1555, et s’inscrit dans la tradition Pétrarque de la poésie amoureuse : c’est un sonnet en décasyllabe à rimes embrassées. Lyrique, ce sonnet a pour sujet l’amour, mais il prend toute son originalité par la variété des émotions que l’auteur évoque et opère à l’intérieur d‘une forme fixe. De quelle façon Louise Labé, poétesse de la renaissance, rend-t-elle compte de la puissance de l’amour ?

I. L'érotisme fatal

A. Construction énigmatique du sens : des sensations aux sentiments

  Accumulation de sensations : le froid / le chaud, le dur / le mou, le sec / le mouillé,  que l’on décèle dans : « J’ai chaud extrême en endurant froidure. La vie m’est et trop molle et trop dure ; Je me noie, je sèche ». Le sens du toucher qui est exclusivement exprimé correspond à une conception charnelle de l’amour qui s’éloigne du stéréotype platonicien de l’amour chaste et de nature intellectuelle. Il s’agit là, au contraire, d’une expression très sensuelle (voire érotique) et physique  de la passion jusque dans ses désordres et ses malaises.

On ne connaît d’ailleurs la cause de ces diverses sensations qu’au vers 9, début des tercets, qui forment ainsi une unité de sens différente des quatrains : c’est « l’Amour » qui est la source de ces manifestations physiques intenses. Évocation de son aspect funeste : « je meurs » associé à « brûle » et « noie », verbes mortifères qui lui donnent une dimension inquiétante, dangereuse et fatale.

Omniprésence du « je » et des adjectifs possessifs de première personne du singulier (« me », « mon », « ma »), réaffirmés à chaque vers mais sans aucune marque du féminin ! On note aussi l’absence de référent car l’être aimé n’est pas nommé et il n’y a aucune adresse directe à son égard ce qui contribue à un certain mystère mais aussi à l’universalité. L’expression de la douleur, abondante dans le lexique : « ennuis », « larmoie », « douleur », « peine », « malheur », se centre donc sur elle-même, comme si elle était produite par un sentiment désincarné ! Est-ce discrétion sur l’identité de l’amant ou tradition allégorisante ou analyse des états provoqués par la passion ? Sans doute les trois aspects …

  Les deux tercets expriment l’illusion causée par l’amour : en témoignent tous les verbes et adjectifs de modalisation : « penser, croire, certaine, désiré ». Un seul thème parcourt le poème qui insiste sur les désordres et les contradictions de la passion d’amour, au sens étymologique de souffrance. Le registre lyrique est donc bien présent même si le corps participe des sentiments !

B. L’inscription de la douleur d’amour dans le temps  

Les temps : le présent d’énonciation (« je vis, j’ai chaud, je pense, je crois ») marque un état physique et moral, actuel et durable, mais aussi répétitif, tandis que le gérondif (« en endurant ») marque la simultanéité d’états contradictoires comme si la passion figeait le temps, ce qui lui donne un caractère intemporel et universel.

  Particularité du mot à la rime « dure » qui est, soit le présent du verbe « durer », soit l’adjectif qualificatif « vie […] dure » qui associe ainsi le temps et la souffrance. On retrouve le même morphème à l’intérieur des mots « endure » et « froidure » : jeu lexical d’écho fondé, entre autre, sur la dérivation et l’homonymie.

  Des connecteurs temporels (« Et », « Puis ») marquent une simultanéité ou un processus de transformation. La métaphore végétale du vers 8 : « je sèche et je verdoie » semble bien traduire ce cycle du renouveau de la passion et de sa dégénérescence naturelle. (reprise détournée du thème médiéval de la reverdie?) Le dernier vers clôt le sonnet sur lui-même sur une idée de répétition : la poétesse est condamnée à revivre le processus qu’elle vient d’exposer. « Il me remet en mon premier malheur » : le préfixe suggère une répétition, une structure en boucle obsessionnelle qui semble enfermer le sujet dans un cercle fatal et qui préfigure la passion racinienne. (reprise détournée de la roue de fortune?)

 

II. Perte du contrôle de soi

A. La fusion des contraires :

  Les antithèses (« Je vis, je meurs … ») expriment l’inconstance dans les différentes sensations et émotions éprouvées. Les parallélismes de construction (« tout en un coup » vers 5 et 8 dans le 2nd quatrain) et la parataxe (suite d’indépendantes sans liens logiques marqués) dans les deux quatrains  font ressortir, par l’antinomie, la dualité de l’état de la passion d’amour et son incohérence.

  Seulement 4 rimes, réparties équitablement en féminines et masculines (au lieu de 5 rimes selon Marot) sont employées indistinctement dans ce sonnet pour évoquer tantôt l’agréable, tantôt le douloureux : « douleurheur, peine ≠ [joie] certaine »). Le choix de mots monosyllabiques dans les vers ou quasi monosyllabiques (vers 1, 3, 5, 7, 13) produit un effet d’insistance et de martèlement et donnent à entendre la souffrance éprouvée : « Je/ vis,/ je/ meurs,/ je/ me/ brû/le et/ me/ noie » (soit 10 fois 1 syllabe), c’est l’épitrochasme à effet rythmique.

  L’excès est marqué par des termes hyperboliques : « grands », « extrême, « maint », « trop » …» associés à des allitérations en [m] marquant la douceur ou en [d] mimant au contraire la dureté ou des  assonances nasales ou fermées : [ã = an], [y = u) qui traduisent le repliement sur soi, l’intériorisation du mal d’amour.

B. L’impossible maîtrise de soi :

  Le sujet parlant est complément d’objet d’ « Amour », dans : « Ainsi Amour inconstamment me mène » et « Il me remet en mon premier malheur » ou dépend de « vie » dans : « La vie m’est et trop molle et trop dure », ce qui montre la passivité du moi sujet ou plutôt son impuissance à contrôler ses émotions et sentiments.

  Le verbe « endurer » utilisé au présent et au gérondif (figure du polyptote = variante flexionnelle du même mot) renforce cet état de dépendance du sujet.

  L’Amour, allégorisé par la majuscule, est donc bien le maître absolu et implacable qui soumet ou qui fait espérer  « inconstamment » le cœur humain.

  Le rythme irrégulier du poème renforce cette instabilité des émotions et sentiments, tantôt binaire pour marquer l’ambivalence « J’ai grands ennuis/ entremêlés de joie », tantôt quaternaire et heurté « Je vis,/ je meurs ;/ je me brûle/ et me noie » tantôt croissant, tantôt l’inverse.

C. L'expérience de la possession

on est proche d'une expérience de la folie, dans la mesure où règne l'irrationnel. Cette expérience est une prise de possession physique (en attestent les sensations), psychique (dépossession de soi) et symbolique (enthousiasme de l'écriture).

 

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