texte 3, Montesquieu

Montesquieu, Lettres persanes, lettre 14

Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi: ils convinrent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s'était retiré dans sa maison, le coeur serré de tristesse.
     Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avait fait de lui : A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd'hui assujettis. A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour! disait-il; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s'écria d'une voix sévère : Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos moeurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu. Il s'arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature ? O Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux: pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ?


           D'Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

 

 

  1. liberté et utopie

 

1. Un monde inaccessible. troglodytes = peuple qui prospère à travers espace (peuple qui grossit) et dans le temps (tous les jours). Caractéristique de l'utopie, monde parfait mais caché (troglodyte = dans la roche, vieillard = caché au fond de sa retraite). U topos + Eu topos

2. Un idéal politique. Harmonie des décisions prises à l'unanimité, de façon démocratique : "ils jetèrent tous les yeux ..." : les pronoms montrent un accord idéal entre tous. L'union du peuple appraît d'ailleurs dans l'"assemblée" qui rappelle l'agora des grecs ou le forum des romains... Couronne = symbole de cette union, avec une circularité heureuse (avant de figurer le lien qui piège)

3. Un idéal moral. une sagesse idéale = ils donnent le pouvoir à celui qui ne le désire pas (allusion au philosophe roi de Platon ?). Insistance sur la vertu des habitants, voc des moeurs... qui suivent "le seul penchant de la nature" > loi donnée par la conscience. Absence de droit mais abondance du devoir. Sagesse incarnée par le vieillard, figure traditionnelle mais aussi figure qui fait le lien avec le passé. En effet, la sagesse = liée à un apprentissage (cf le malheur des premiers pères).

Conclusion : la Morale du devoir = un héritage que le vieillard s'efforce de transmettre (alors que la transmission de la couronne est une transmission de la jeunesse à la vieillesse > monde à l'envers !!). "Vous me déférez la couronne et il faudra bien que je la prenne " : les verbes de l'échange encadrent la phrase, cet échange est un piège, et le cercle de la couronne est un symbole d'enfermement.

 

  1. rhétorique du vieillard

1. Une argumentation structurée. un discours en 3 parties, dont les larmes servent de transition. D'abord : regret d'avoir été choisi, puis explication (désir d'un prince = pour ne plus avoir besoin de la vertu), enfin : inutilité et refus de porter la responsabilité de cette servitude volontaire. On reconnait les étapes classiques du discours : exorde qui présente les faits sur un ton pathétique, narration (ou argumentation) sur un ton polémique, et péroraison sur un ton prophétique : il y a une agradation de ce discours centré d'abord sur soi, puis sur le peuple, et enfin sur les vivants et les morts.

2. Un raisonnement rigide. L'exorde joue surtout sur des oppositions = noter que le vieillard est en opposition avec la description du peuple. Il utilise le connecteur Mais et les antithèses (eux / moi) (passé/présent) (libres/assujettis). Narration = manipulation des causes et des conséquences d'un esprit qui fait des déductions (pourquoi...n'ayant point/il faut que) dans l'irréel du présent (sans cela... vous tomberiez) puis dans le potentiel (pourvu que... vous n'aurez). La fin du texte repose essentiellement sur des questions rhétoriques, il s'agit dès lors de toucher plus que de convaincre.

 

  1. un vieillard aux accents tragiques

Discours très oratoire proche du monologue, on passe du récit à un discours théâtral avec les larmes comme indication de mise en scène. Echo à une autre tragédie de la vieillesse : "pourquoi ai-je tant vécu" rappelle le monologue de Don Diègue dans le Cid... présence d'effets dramatiques : malheureux jour... O Troglodytes...

Discours encadré par idée d'un destin : a dieu ne plaise / vos sacrés aïeux : on est dans le temps tragique où les hommes subissent une volonté supérieure. Ici, la volonté supérieure qui est subie est aussi celle du prince. Servitude comme choix d'un destin tragique

Présence imminente de la mort, au sens physique mais aussi mort symbolique du temps heureux de la liberté. Monarchie = sortie de l'utopie !

 

 

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