Voyage au bout de la nuit 1

Texte 1 : la guerre, p 29-30

 

« Allez-vous-en tous ! Allez rejoindre vos régiments ! Et vivement ! qu’il gueulait.
— Où qu’il est le régiment, mon commandant ? qu’on demandait nous…
— Il est à Barbagny.
— Où que c’est Barbagny ?
— C’est par là ! »
   Par là, où il montrait, il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs, une nuit énorme qui bouffait la route à deux pas de nous et même qu’il n’en sortait du noir qu’un petit bout de route grand comme la langue.
   Allez donc le chercher son Barbagny dans la fin d’un monde ! Il aurait fallu qu’on sacrifiât pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout entier ! Et encore un escadron de braves ! Et moi qui n’étais point brave et qui ne voyais pas du tout pourquoi je l’aurais été brave, j’avais évidemment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont il nous parlait d’ailleurs lui-même absolument au hasard. C’était comme si on avait essayé en m’engueulant très fort de me donner l’envie d’aller me suicider. Ces choses-là on les a ou on ne les a pas.
   De toute cette obscurité si épaisse qu’il vous semblait qu’on ne reverrait plus son bras dès qu’on l’étendait un peu plus loin que l’épaule, je ne savais qu’une chose, mais cela alors tout à fait certainement, c’est qu’elle contenait des volontés homicides énormes et sans nombre.
   Cette gueule d’État-major n’avait de cesse dès le soir revenu de nous expédier au trépas et ça le prenait souvent dès le coucher du soleil. On luttait un peu avec lui à coups d’inertie, on s’obstinait à ne pas le comprendre, on s’accrochait au cantonnement pépère tant bien que mal, tant qu’on pouvait, mais enfin quand on ne voyait plus les arbres, à la fin, il fallait consentir tout de même à s’en aller mourir un peu ; le dîner du général était prêt.

Céline, Voyage au bout de la nuit, © Gallimard.

 

 

I. L'envers de l'héroïsme : la guerre réaliste

 

Dénonciation des chefs. Impossible épopée, dans ce monde où on se fait dévorer par ses chefs : "il gueulait / cette gueule d'Etat major / le diner du général" : les chefs sont caractérisés par la gueule qui dévore : image du monstre d'autant plus choquante dans la dernière phrase que la parataxe fait juxtaposer ironiquement la mort des soldats et le repas du général... qui semble ainsi se nourrir de la mort des soldats. (jeu de mot sur "régiment" qui ferait entendre "régime" ?)

 

Dans la suite de Candide et de la "boucherie héroïque", on a un personnage qui refuse l'exploit glorieux pour sauver sa peau. La dimension tragique de la mort évolue, on passe du "sacrifice", au "suicide" et à "l'homicide" : progression vers l'assassinat désacralisé... une mort de moins en moins spectaculaire. Cf dernière expression : " consentir tout de même à s'en aller mourir un peu" : l'euphémisme achève de dégrader l'image d'une grande mort glorieuse au combat. L'heure n'est plus à la grandeur épique et sublime de la littérature, mais à la petitesse, plus réaliste... Aux chefs, individualisés par une fonction, s'oppose la liste anonyme des soldats, pris dans l'indéfini du "on". Présence aussi de l'impersonnel : disparition de toute individualité dans la nuit de la guerre.

 

La guerre est mise à distance, finalement : le texte est de plus en plus démonstratif (ces choses-là, cette obscurité, cette gueule) pour pointer du doigt une direction qui est un non sens : Par là, où il montrait, il n’y avait rien que la nuit. La dénonciation de cette absurdité pointe à travers les remarques ironiques du narrateur : son Barbagny, dont il nous parlait d’ailleurs lui-même absolument au hasard.

 

 

II. Une écriture de la peur : un voyage en enfer

 

le voyage vers la mort : le verbe "aller" est associé à la mort : "allez-vous en" / l'envie d'aller me suicider / expédier au trépas / s'en aller mourir... sans qompter que le verbe peut signifier mourir... Le nom de la destination, Barbagny, fait entendre qu'on est dans le domaine de la barbarie.

 

Ce déplacement dans l'univers de la mort rappelle voyages aux enfers (Ibant obscuri sola sub nocte Per umbram), et s'oppose au désir de rester immobile et protégé ( On luttait un peu avec lui à coups d’inertie, on s’obstinait à ne pas le comprendre, on s’accrochait au cantonnement pépère tant bien que mal, tant qu’on pouvait).

 

Les phrases courtes et les nombreuses reprises lexicales traduisent le malaise d'un personnage qui cherche ses mots, ayant du mal à respirer. On se perd aussi dans des phrases labyrinthiques avec des subordonnées en cascades traduisant l'errance des soldats : "il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs, une nuit énorme qui bouffait la route à deux pas de nous et même qu’il n’en sortait du noir qu’un petit bout de route".

Une ironie cruelle : "Et vivement ! Qu'il gueulait !" : vivement... sonne mal...

 

III. Une nuit monstrueuse :

 

Personnification de la nuit : caractère de monstre, dimension mythologique. Personnage doué d'une volonté propre : "elle contenait des volontés homicides énormes et sans nombre" : indéfini et prolifération irrationnelle du côté obscur de la force.

 

Peur du noir / angoisse de disparaitre : "De toute cette obscurité si épaisse qu’il vous semblait qu’on ne reverrait plus son bras dès qu’on l’étendait un peu plus loin que l’épaule" : engloutissement qui fait écho au repas du général. Plus que la disparition du héros, c'est aussi la disparition du personnage...

 

Un univers apocalyptique : univers de la fin du monde, avec ce monde disparaissant (coucher du soleil) et l'importance des négations. Dans cet univers de la dégradation, même le langage est affecté, et la syntaxe se délite, avec une tendance au monosyllabe "ces choses-là, on les a ou on les a pas"...

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