Voyage au bout de la nuit 4

Texte 4 :

En banlieue, c'est surtout par les tramways que la vie vous arrive le matin. Il en passait des pleins paquets avec des pleines bordées d'ahuris brinquebalant, dès le petit jour, par le boulevard Minotaure, qui descendaient vers le boulot. Les jeunes semblaient même comme contents de s'y rendre au boulot. Ils accéléraient le trafic, se cramponnaient aux marchepieds, ces mignons, en rigolant. Faut voir ça. Mais quand on connaît depuis vingt ans la cabine téléphonique du bistrot, par exemple, si sale qu'on la prend toujours pour les chiottes, l'envie vous passe de plaisanter avec les choses sérieuses et avec Rancy en particulier. On se rend alors compte où qu'on vous a mis. Les maisons vous possèdent, toutes pisseuses qu'elles sont, plates façades, leur cœur est au propriétaire. Lui on le voit jamais. Il n'oserait pas se montrer. I1 envoie son gérant, la vache. On dit pourtant dans le quartier qu'il est bien aimable le proprio quand on le rencontre. Ça n'engage à rien.

La lumière du ciel à Rancy, c'est la même qu'à Détroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ça fait pareil de loin qu'au bord de la mer les gros piquets dans la vase. Là dedans, c'est nous.

Faut avoir le courage des crabes aussi, à Rancy, surtout quand on prend de l'âge et qu'on est bien certain d'en sortir jamais plus. Au bout du tramway voici le pont poisseux qui se lance au-dessus de la Seine, ce gros égout qui montre tout. Au long des berges, le dimanche et la nuit les gens grimpent sur les tas pour faire pipi. Les hommes ça les rend méditatifs de se sentir devant l'eau qui passe. Ils urinent avec un sentiment d'éternité, comme des marins. Les femmes, ça ne médite jamais. Seine ou pas. Au matin donc le tramway emporte sa foule se faire comprimer dans le métro. On dirait à les voir tous s'enfuir de ce côté-là, qu'il leur est arrivé une catastrophe du côté d'Argenteuil, que c'est leur pays qui brûle. Après chaque aurore, ça les prend, ils s'accrochent par grappes aux portières, aux rambardes. Grande déroute. C'est pourtant qu'un patron qu'ils vont chercher dans Paris, celui qui vous sauve de crever de faim, ils ont énormément peur de le perdre, les lâches. Il vous la fait transpirer pourtant sa pitance. On en pue pendant dix ans, vingt ans et davantage. C’est pas donné.

Et on s'engueule dans le tramway déjà, un bon coup pour se faire la bouche. Les femmes sont plus râleuses encore que des moutards. Pour un billet en resquille, elles feraient stopper toute la ligne, c'est vrai qu'il y en a déjà qui sont saoules parmi les passagères, surtout celles qui descendent au marché vers Saint-Ouen, les demi-bourgeoises. « Combien les carottes? » qu'elles demandent bien avant d'y arriver pour faire voir qu'elles ont de quoi.

Comprimés comme des ordures qu'on est dans la caisse en fer, on traverse tout Rancy, et on odore ferme en même temps, surtout quand c'est l'été. Aux fortifications on se menace, on gueule un dernier coup et puis on se perd de vue, le métro avale tous et tout, les complets détrempés, les robes découragées, bas de soie, les métrites et les pieds sales comme des chaussettes, cols inusables et raides comme des termes, avortements en cours, glorieux de la guerre, tout ça dégouline par l'escalier au coaltar et phéniqué et jusqu'au bout noir, avec le billet de retour qui coûte autant à lui tout seul que deux petits pains.

 

 

Eléments pour une lecture analytique :

I. Une descente aux enfers parodique :

- les verbes de mouvements du 1er paragraphe nous embarquent dans une descente progressive : "arrivent-passer-descendre". Le mouvement du texte nous fait passer vers le monde souterrain du métropolitain.

- Ce mouvement vers le bas est intensifié par le thème du gluant, du visqueux. Nous sommes attirés vers des profondeurs vaseuses, à travers un imaginaire du dégoulinant : la "gadoue" et le "jus de fumée" nous embourbent.

II. Actualisation de mythes infernaux

- Le tramway s'enfoncent ainsi dans une sorte de labytinthe. L'image du minotaure est d'ailleurs convoquée. Les monstres cachés dans ce labyrinthe prennent la figure des patrons et des chefs, qui sont diabolisés.

- La référence au Styx, fleuve des enfers, alimente cet imaginaire infernal. L'importance du prix du billet pour entrer dans le tram peut en ce sens rappeler l'image de Charron.

- La métaphore filée du monstre dévorant transforme la bouche de métro en bouche des enfers. Cette bouche qui gueule et avale prend une dimension terrifiante. L'ironie est cependant savoureuse : les bourgeoises qui vont acheter à manger se font dévorer...

III. Un enfer grotesque

- les tons tragiques et grotesques se superposent. L'éternel retour du temps des habitudes participe à l'engluement général. Le motif du temps qui passe, avec la reprise du topos de la Seine, autrefois chantée par Apollinaire, est ici dégradé, rabaissé de manière scatologique.

- Chaque paragraphe progresse jusqu'à une clausule déceptive. La lecture adopte une marche vers le pire, vers une implacable dégradation, presque mécanique.

- Le mythe moderne du progrès est ainsi complètement tourné en dérision. D'une part, ce mythe renvoie à des histoires antiques... d'autre part, ce progrès se lit aussi comme une régression vers l'animalité (cf "la vache", "les crabes", mais aussi et surtout, "la pisse", "la sueur")

Les mythes sont convoqués de manière vulgaire, même ces références sont dégradées dans cet univers du dérisoire et du burlesque. Il n'y a rien de prestigieux dans cette épopée, il n'y a personne pour porter les valeurs épiques ou héroïques.

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