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Voyage au bout de la nuit 2

Texte 2 :

Le collègue au «corocoro» achetait du caoutchouc de traite, brut, qu'on lui apportait de la brousse, en sacs, en boules humides.

Comme nous étions là, jamais las de l'entendre, une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de sa porte. Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d'un petit pagne orange, son long coupe-coupe à bout de bras.

Il n'osait pas entrer le sauvage. Un des commis indigènes l'invitait pourtant: «Viens bougnoule ! Viens voir ici ! Nous y a pas bouffer sauvages !» Ce langage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au «corocoro ».

Ce Noir n'avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni de Blancs peut-être. Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équi­libre, le gros panier rempli de caoutchouc brut.

D'autorité les commis recruteurs s'en saisirent de son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n'osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de la famille les atten­daient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu'ils ne perdent rien du spectacle.

C'était la première fois qu'ils venaient comme ça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s'y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C'est long à suinter le caoutchouc dans les petits godets qu'on accroche au tronc des arbres. Souvent, on n'en a pas plein un petit verre en deux mois.

Pesée faite, notre gratteur entraîna le père, éberlué, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis: « Va-t'en ! qu'il lui a dit comme ça. C'est ton compte !... »

Tous les petits amis blancs s'en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business. Le nègre restait planté penaud devant le comptoir avec son petit cale­çon orange autour du sexe.

«Toi, y a pas savoir argent ? Sauvage, alors ? que l'interpelle pour le réveiller l'un de nos commis débrouillard habitué et bien dressé sans doute à ces transactions péremptoires. Toi y en a pas parler «francé » dis ? Toi y en a gorille encore hein? Toi y en a parler quoi hein? Kous kous ? Mabillia? Toi y en a couillon! Bushman ! Plein couillon ! »

Mais il restait devant nous le sauvage la main refermée sur les pièces. Il se serait bien sauvé s'il avait osé, mais il n'osait pas.

«Toi y en a acheté alors quoi avec ton pognon ? intervint le «gratteur» opportu­nément. J'en ai pas vu un aussi con que lui tout de même depuis bien longtemps, vou­lut-il bien remarquer. Il doit venir de loin celui-là ! Qu'est-ce que tu veux ? Donne-moi-le ton pognon ! »

Il lui reprit l'argent d'autorité et à la place des pièces lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu'il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir.

Le petit nègre hésitait à s'en aller avec ce mouchoir. Le gratteur fit alors mieux encore. Il connaissait décidément tous les trucs du commerce conquérant. Agitant devant les yeux d'un des tout petits Noirs enfants, le grand morceau vert d'étamine : « Tu le trouves pas beau toi dis morpion ? T'en as souvent vu comme ça dis ma petite mignonne, dis ma petite charogne, dis mon petit boudin, des mouchoirs ? » Et il le lui noua autour du cou d'autorité, question de l'habiller.

La famille sauvage contemplait à présent le petit orné de cette grande chose en cotonnade verte... Il n'y avait plus rien à faire puisque le mouchoir venait d'entrer dans la famille. Il n'y avait plus qu'à l'accepter, le prendre et s'en aller.

Tous se mirent donc à reculer lentement, franchirent la porte, et au moment où le père se retournait, en dernier, pour dire quelque chose, le commis le plus dessalé qui avait des chaussures le stimula, le père, par un grand coup de botte en plein dans les fesses.

Toute la petite tribu, regroupée, silencieuse, de l'autre côté de l'avenue Faidherbe, sous le magnolier, nous regarda finir notre apéritif. On aurait dit qu'ils essayaient de comprendre ce qui venait de leur arriver.

 

I. Une scène violente

 

1. violence du langage :

Le niveau de langue est familier et même vulgaire : des insultes sont adressées au père de famille (bougnoule, couillon). La syntaxe est fautive, imitant avec mépris la manière de parler des Africains... Le collègue au corocoro est très directif, il entraine le père, lui enferme quelques pièces dans la main / le père, au contraire, est passif : il subit les vexations. De la même manière, l'enfant est contraint d'accepter le mouchoir, le Blanc le nouant "autour du cou avec autorité". La violence est donc raciste : les membres de cette famille sont traités comme des animaux qui ne seraient pas doués d'intelligence.

 

2. Le spectacle d'une soumission révoltante

La famille est complètement passive, soumise : la femme qui porte le panier garde les yeux baissés, ils restent tous à l'extérieur de la boutique jusqu'à ce qu'on les oblige à rentrer. La passivité du père devient ridicule, caricaturale, quand il "reste planté penaud devant le comptoir avec son petit caleçon orange autour du sexe", n'osant pas se sauver. La résignation de cette famille est exprimée par la tournure restrictive de la dernière phrase : "il n'y avait plus qu'à l'accepter". Cette famille est tellement passive qu'elle semble presque mériter son sort, ce qui suscite un malaise chez le lecteur.

 

3. un narrateur ambigu :

Le narrateur fait partie du groupe des Blancs, il utilise le pronom nous et observe la scène. Cependant il emploie aussi le pronom indéfini on pour désigner ce groupe, et pour se désolidariser de l'action (on les fit entrer). La participation de Bardamu est donc très indirecte. S'il prend ses distances avec les actions des blancs, il s'amuse aussi de l'incongruité de la scène. De plus, il ne prend pas la défense de cette famille, et exagère plutôt la bêtise de ses membres "le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste..."

 

II. Dénonciation du système colonial

 

1. le racisme :

Les individus ne sont considérés qu'en fonction de clichés méprisants liés à la couleur de leur peau. On dénie toute forme de culture à cette famille, qualifiée de "sauvage". Le Blanc imite avec mépris la façon de parler (ils les "singent"), reprenant même le slogan "y a bon" de la marque banania...

 

2. l'aliénation des commis :

Les commis sont des indigènes, des Africains, comme la famille, mais ils osnt aussi racistes que les Blancs à l'égard de cette famille (aliénation qui n'est pas sans rappeler celle de la guerre : l'autorité est aliénante). Céline déonce l'aculturation de ces Noirs qui intègrent les clichés racistes des Blancs sans se rendre compte qu'ils sont eux aussi visés. Ces noirs sont aussi stupides que les Blancs, et c'est un spectacle de la bêtise humaine sans limites, par delà les frontières, qui est décrit...

 

3. une comédie humaine

la mise en scène semble importante : la famille est spectatrice : on insiste sur leurs regards fascinés, "écarquillés" et sur la dimension de "spectacle" de cette scène. Dans cet univers de la mascarade, on offre des mouchoirs, des habits, un costume, à ces personnages qui peuvent incarner un rapport idéal avec la nature (cf mythe du bon sauvage). Le "mouchoir agité devant les yeux" est en ce sens exemplaire : cette scène est un rituel d'initiation où il s'agit d'entrer dans le monde du paraître occidental, un monde de tromperie et de véritable sauvagerie. ("tous les petits amis blancs s'en tordaient de rigolade")

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