Bac Blanc, texte Voltaire

Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie : le prince et son conseil concluent sans difficulté que cette province lui appartient de droit divin. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui ; que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis Khan, Tamerlan, Bajazet n’en traînèrent à leur suite.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, et qu’il y a cinq à six sous par jour à gagner pour eux s’ils veulent être de la partie : ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit.
Il se trouve à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en seul point, celui de faire tout le mal possible.
Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain.

 

I. Un conte philosophique qui met en scène l'absurdité de la guerre

 

1. Un article sous forme de conte

> les indéfinis de la 1ère phrase, l'indétermination des lieux, du temps, des personnages

> rapidité de l'action, au présent, accélération du récit (longueur des paragraphes)

>> univers qui semble peu réaliste

 

2. Une progression vers l'absurde

> augmentation vertigineuse des protagonistes

> logique de l'hyperbole et de la gradation

>> un absurde spectaculaire

 

3. Un univers carnavalesque

> la guerre comme jeu

> soldats = marionnettes

>> impression d'un monde à l'envers, un monde dirigé par la folie

> transition : cette fiction laisse percevoir une satire violente de la société

 

II. Les armes persuasives du philosophe

 

1. mise en scène de la déraison, de l'illogisme

> discordances entre les causes et les conséquences : les 5 premières lignes

> oubli des causes et des conséquences : l'acharnement absurde des l.18 19

>> la guerre est ainsi un monde opposé à la logique

 

2. l'art de la caricature

> les peuples mercenaires : moissonneurs stériles

> les puissances belligérantes : alliances et oppositions dérisoires

>> utilisation du comique de situation pour dénoncer

 

3. une ironie mordante

> univers de l'antiphrase (dont le droit est incontestable / marche à la gloire /...)

> du conte au tragique : « le merveilleux de cette entreprise infernale »

>> nécessite un regard complice du lecteur

> ce combat contre la déraison entre dans une réflexion propre au siècle des Lumières

 

III. Un combat pour la raison, un engagement des Lumières

 

1. Critique de l'obscurantisme religieux

> critique du droit divin

> critique des Te Deum

>> la religion entretient et soutient la folie de la guerre

 

2. Critique des princes aveuglés

> la surdité du prince aux (bonnes) raisons du peuple

> des monstres légendaires (Gengis Khan… mais aussi image de l'hydre de L'herne)

>> critique du pouvoir qui poursuit entreprise des humanistes

 

3. la voix du peuple libre

> il donne des raisons, qui sont développées, organisées, qui s'appuient sur la logique

> la voix de Voltaire, voix de protestation, se fait entendre (engagement indirect)

>> idéal démocratique ?

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