corpus : le héros
Corpus : évolution de la figure du héros
Question : Dans quelle mesure les valeurs positives incarnées par le héros sont elles remises en question à travers ces 4 extraits ?
Extrait 1 : Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678
Ce prince était un chef-d’œuvre de la nature ; ce qu'il avait de moins admirable était d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions, que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul ; il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s'habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin, un air dans toute sa personne, qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. Il n'y avait aucune dame dans la cour, dont la gloire n'eût été flattée de le voir attaché à elle ; peu de celles à qui il s'était attaché se pouvaient vanter de lui avoir résisté, et même plusieurs à qui il n'avait point témoigné de passion n'avaient pas laissé d'en avoir pour lui. Il avait tant de douceur et tant de disposition à la galanterie, qu'il ne pouvait refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire : ainsi il avait plusieurs maîtresses, mais il était difficile de deviner celle qu'il aimait véritablement.
Extrait 2 : Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre CXXV, 1782
La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu'elle pourrait me résister ! Oui, mon amie, elle est à moi, entièrement à moi; et depuis hier, elle n'a plus rien à m'accorder.
Je suis encore trop plein de mon bonheur, pour pouvoir l'apprécier, mais je m'étonne du charme inconnu que j'ai ressenti. Serait-il donc vrai que la vertu augmentât le prix d'une femme, jusque dans le moment même de sa faiblesse ? Mais reléguons cette idée puérile avec les contes de bonnes femmes. Ne rencontre-t-on pas presque partout une résistance plus ou moins bien feinte au premier triomphe ? et ai-je trouvé nulle part le charme dont je parle ? ce n'est pourtant pas non plus celui de l'amour; car enfin, si j'ai eu quelquefois auprès de cette femme étonnante des moments de faiblesse qui ressemblaient à cette passion pusillanime, j'ai toujours su les vaincre et revenir à mes principes.
Extrait 3 : Zola, Germinal, 1885
Mais Étienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur le pavé. À droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait. En face, il avait les décombres du Voreux, le trou maudit que trois pompes épuisaient sans relâche. Puis, c’étaient les autres fosses à l’horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel ; tandis que, vers le nord, les tours élevées des hauts fourneaux et les batteries des fours à coke fumaient dans l’air transparent du matin. S’il voulait ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter, car il avait encore six kilomètres à faire.
Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. N’était-ce pas la Maheude, sous cette pièce de betteraves, l’échine cassée, dont le souffle montait si rauque, accompagné par le ronflement du ventilateurs ? À gauche, à droite, plus loin, il croyait en reconnaître d’autres, sous les blés, les haies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d’avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s’allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d’un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s’épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.
Extrait 4 : Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932
J'avais beau essayer de me perdre pour ne plus me retrouver devant ma vie, je la retrouvais partout
simplement. Je revenais sur moi-même. Mon trimbalage à moi, il était bien fini. A d'autres !...Le monde était refermé ! A bout qu'on était arrivés nous autres !… Comme à la fête !… Avoir du chagrin c'est pas tout, faudrait pouvoir recommencer la musique, aller en chercher davantage du chagrin... Mais à d'autres!.. C'est la jeunesse qu'on redemande comme ça sans avoir l'air... Pas gênés !… D'abord pour endurer davantage j'étais plus prêt non plus !… Et cependant, j'avais même pas été aussi loin que Robinson moi dans la vie !...
J'avais pas réussi en définitive. J'en avais pas acquis moi une seule idée bien solide comme celle qu'il avait eue pour se faire dérouiller. Plus grosse encore une idée que ma grosse tête, plus grosse que toute la peur qui était dedans, une belle idée, magnifique et bien commode pour mourir... Combien il m'en faudrait à moi des vies pour que je m'en fasse ainsi une idée plus forte que tout au monde ? C'était impossible à dire! C'était raté! Les miennes d'idées elles vadrouillaient plutôt dans ma tête avec plein d'espace entre, c'étaient comme des petites bougies pas fières et clignoteuses à trembler toute la vie au milieu d'un abominable univers bien horrible…
Ça allait peut-être un peu mieux qu'il y a vingt ans, on pouvait pas dire que j'avais pas fait des débuts de progrès mais enfin c'était pas à envisager que je parvienne jamais moi, comme Robinson, à me remplir la tête avec une seule idée, mais alors une superbe pensée tout à fait plus forte que la mort et que j'en arrive rien qu'avec mon idée à en juter partout de plaisir, d'insouciance et de courage.
Éléments de correction
1. Un héros porteur de valeurs positives
Porteur des valeurs fondatrices de la société, le héros est un personnage positif qui rassemble toute la communauté. Le duc de Nemours, tel qu'il apparaît dans le roman de Mme de La Fayette est le type même du héros précieux et du gentilhomme de la cour. Ses manières plaisent universellement, « aux hommes et aux femmes » et il impose une mode vestimentaire « suivie de tout le monde ». C'est ainsi un modèle, un personnage auquel les membres de la société vont chercher à s'identifier. Héros incarnant l'idée de perfection, sa description idéalise le personnage à travers la multitude des termes valorisants et les superlatifs, tels que « un chef d’œuvre », « une adresse extraordinaire »… Au-dessus de l'humanité, le héros traditionnel rappelle qu'à l'origine, le héros se définti comme un demi-dieu. Son portrait moral, physique, et social révèlent son exemplarité.
La dimension collective de cet héroïsme traditionnel est mise en avant dans l'extrait de Germinal. La présence du personnage central se fond dans la masse des travailleurs regroupés sous l'appellation connotée politiquement : « les camarades ». Un effet de généralisation se poursuit, puisque ce sont ensuite « des hommes » dont il est question. Tout se passe comme si sous les pas du héros, naissait une nouvelle humanité. Le registre épique met en scène une nature qui se joint au héros pour célébrer cette nouvelle naissance : la métaphore filée de la germination souligne la force de vie, le mouvement expansif, que le héros fait advenir « du flanc nourricier germait la vie ». Héros collectif, Etienne Lantier est à la tête d' « une armée » où s'allient les travailleurs et la nature. Sa marche est une marche militaire, un hymne accompagné par « des voix chuchotantes », « le bruit des germes », « cette rumeur » : les notations auditives renvoient à un chant qui unit toutes les voix de la nature, suivant le tempo des pas du personnage « il les entendait à chaque enjambée ».
Le duc de Nemours, placé sous le regard de toute la société, et Etienne Lantier, marchant dans la nuit, sont ainsi des êtres d'exception, des êtres capables de faire changer la société. Les héros nous guident vers une utopie qui se construit en suivant leurs pas.
2. une remise en question de l'héroïsme et du monde
Pourtant, cet être d'exception peut aussi être particulièrement abjecte, évoluant dans un monde qui n'a rien d'une utopie. Le vicomte de Valmont, personnage cynique et manipulateur des Liaisons dangereuses, apparaît ainsi comme un héros négatif. Ce séducteur s'amuse de sa victoire amoureuse sur une femme qui lui résistait ; « la voilà donc vaincue ». Sa satisfaction, son « triomphe », s'énonce en termes militaires réduisant la femme au seul plaisir de la conquête. La dimension épique de la guerre investit le domaine des sentiments lyriques, et l'amour devient un champ de bataille. L'amour est alors dévalorisé, c'est une « idée puérile », « une faiblesse », voire un « charme », c'est-à-dire une illusion au sens étymologique. Bien plus, la femme est réduite à l'état d'objet dont on savoure la possession : « elle est à moi », et dont « le prix » est d'autant plus élevé que la conquête est difficile. Au plaisir narcissique proclamé à travers cette déclaration plein d'autosatisfaction, s'ajoute enfin le sadisme d'un être qui prend plaisir à dégrader une « femme étonnante ». Le personnage, victorieux, se posant lui-même en héros, ne peut cependant donner envie au lecteur de s'identifier à lui. Incapable de porter des valeurs collectives, il détruit au contraire les valeurs positives de la société (l'amour, la fragilité de la femme…) et proclame des contre-valeurs qui agissent comme autant de repoussoirs : la suffisance et l'arrogance, le mépris de la faiblesse, l'indifférence au sentiment amoureux.
Enfin, l'anti-héros du roman de Céline nous plonge dans un univers incertain, voire absurde. Héros de la banalité, le personnage fait ici le bilan de sa vie sous le signe de l'échec : « j'avais pas réussi en définitive… C'était raté ». Les négations, même amputées de la copule « ne », envahissent le texte : « on pouvait pas dire que j'avais pas fait... ». La dégradation du héros se lit ainsi jusque dans son langage familier et négatif. Au terme de ses tribulations, le personnage n'a pas évolué, à la différence du héros traditionnel porté par une quête. Ni quête ni conquête ne sont possibles dans ce monde qui est l'inverse d'une utopie, plein d'une noirceur présente dès le titre de l'oeuvre.
La dégradation de l'autre, dans les Liaisons dangereuses, est ainsi comparable à la dégradation du langage et du monde dans le Voyage au bout de la nuit. Le héros négatif et l'anti-héros ne nous permettent plus de croire en des valeurs utopiques ou collectives, mais célèbrent la déchéance de l'individualisme et de la modernité, caractérisés tous deux par la crise des valeurs que le héros traditionnel affirmait.
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