l'incipit

lecture analytique 1

Le Ravissement de Lol V. Stein s'ouvre sur un incipit assez traditionnel : la présentation du personnage éponyme, à partir de sa naissance : « Lol V. Stein est née ici, à S. Thala ». Néanmoins, le lecteur est d’emblée confronté au sentiment d’un manque d’informations qui invite à s’interroger sur la place du narrateur, en particulier par rapport au personnage central. L’incipit se construit en réalité comme une mise en abîme de tout le roman, mettant en scène, par l’imbrication des discours rapportés, les relations du trio central que forment le narrateur, Tatiana Karl et Lol V. Stein.

 

I. Une écriture lacunaire : l’espace du fantasme

1. L’incipit lacunaire

> Le lacunaire s’inscrit comme le principe de composition du roman. Dès le titre les mots manquent pour dire le personnage principal : l’initiale V. laisse en blanc une partie du prénom et le diminutif Lol apparaît comme une amputation du nom propre, symbolique de l’incomplétude du personnage. Ce principe se retrouve dans la figure énigmatique du narrateur : il ne dit pas son nom, on ignore sa relation avec le personnage principal et son statut de narrateur en focalisation externe en fait presque un anti-narrateur, si l’on en juge par la répétition des tournures négatives : « je ne l’ai jamais vu », « Je n’ai rien entendu dire », tournures qui laissent à penser que le narrateur ne sait rien de son personnage et fait le récit de son ignorance plutôt que celui de son personnage.

> La traditionnelle présentation des personnages n’est pas moins lacunaire. On ne sait rien de Tatiana Karl, si ce n’est sa relation à Lol : « sa meilleure amie durant leurs années de collège », et ce qui nous est livré sur Lol elle-même est extrêmement fragmentaire : les deux premiers paragraphes posent un cadre général : le lieu : « ici, à S. Thala », et un contexte familial très vague où l’information est tronquée : les détails précis : « Son père était professeur à l’Université. Elle a un frère plus âgé qu’elle de neuf ans », ne permettent pas en fait de construire une image du personnage et cachent même souvent un manque informationnel qui les empêchent d’être signifiants : ainsi, on ne connaît ni l’âge de Lol ni celui de son frère. Le portrait de Michael Richardson est même presque ironique « il ne faisait rien » : c’est un personnage réduit à un être de papier.

 

2. Une temporalité non-narrative

Le récit, d’emblée, n’obéit pas à la temporalité qui lui est, d’ordinaire, propre. Aucun passé simple ici ne vient marquer la succession des événements. Au contraire, on a le surgissement de notations « Cela aussi », démonstratif de l’émergence au présent… Le passé composé permet même à Duras de mettre en place une temporalité ambivalente qui n’est ni le passé ni le présent mais ce présent passé de la mémoire vivante. Cette ambivalence permet de douter du statut de certaines formes : dans « Lol V. Stein est née ici » s’agit-il d’un passé composé qui renvoie à l’instant révolu de la naissance ou s’agit-il d’un présent suivi d’un participe passé adjectivé ? Le présent resurgit d’ailleurs dans la suite du paragraphe : « elle a un frère », « Ses parents sont morts [...] ». La temporalité de cet incipit n’est donc pas une temporalité narrative. On est dans le temps de la « vacance » qui fait écho aux vacances de T Beach. Cette temporalité est celle de la « réminiscence de l’objet nommé » (Mallarmé), c’est-à-dire de la présentification de cet objet du désir qu’est Lol pour le narrateur. La construction fantasmatique du personnage de Lol par le narrateur ne peut être qu’une construction au présent. L’écriture du fantasme a pour fonction de créer l’objet manquant, ou du moins d’en créer le simulacre. « C’est ce que je sais » : le commentaire du narrateur au présent d’énonciation témoigne du plaisir de la profération, plaisir obsessionnel, placé sous le signe de la répétition (c’est ce que je c’est…) permettant de combler, par la parole, un manque.

 

3. Le flou spatio-temporel

Le cadre spatio-temporel ne se construit pas non plus comme dans la plupart des romans. Dès la première ligne, la présence de l’adverbe de lieu « ici » ne fonctionne ni de manière « réaliste », ni de manière « fictive». « Ici, à S. Thala » : l’adverbe « ici » plonge le lecteur dans le chronotope du narrateur. En même temps, le nom propre « S. Thala » produit un effet de fiction, parce qu’il n’appartient pas à l’univers du lecteur. Lacunaire lui aussi, ce nom propre n’est pas immédiatement identifiable. Ce nom paraît trop symbolique pour être vrai : « thala » évoque la racine grecque thalassa qui signifie « mer ». L’effet d’un tel nom propre est donc ambivalent : il apparaît plus plausible que réel, une sorte de pseudonyme de lieu réel. Le complément de lieu produit à la fois un effet de réalité et un effet d’estompage de cette réalité. Le même effet est obtenu avec la référence à « T. Beach » : le nom fait entendre la plage à travers un anglicisme qui n’est pas sans rappeler les connotations de Michael Richardson. On a alors une géographie sous le signe de l’ambivalence : les références anglophones (Beach /Richardson) / germanophones (Stein / Karl) génèrent une confusion, et on est dans un espace où la liquidité de la mer et de la plage permet de faire fondre les horizons éloignés. De la même façon, on présente Lol V Stein entre deux époques, elle « venait de quitter le collège » et est ainsi entre deux époques, l’enfance, époque de la danse avec Tatiana-Karl, l’age adulte (on parle sans cesse des parents) et le bal avec Michael Richardson.

 

II. Triangulation du désir et imbrication des discours

1. Enchâssements des discours rapportés

Le fantasme passe par la triangulation du désir. Si cette triangulation est bien le cœur du roman, alors l’incipit remplit parfaitement sa fonction, non seulement au niveau thématique mais aussi parce qu’elle est inscrite dans l’agencement des discours rapportés.

Plusieurs discours s’enchâssent dans le discours du narrateur. La subtilité des marques du discours indirect libre met l’accent sur une des fonctions de ce type de discours : l’effacement de l’instance énonciative (qui parle). En effet, le passage du premier discours au discours rapporté met en scène le silence du narrateur et la prise de parole de Tatiana Karl : « Je n’ai rien entendu dire sur l’enfance de Lol V. Stein qui m’ait frappé, même par Tatiana Karl, sa meilleure amie durant leurs années de collège. » Le discours rapporté de Tatiana, discours indirect libre est écrit classiquement à l’imparfait : « dansaient », « voulaient », « préféraient », « laissait », « étaient », « savaient », « accordait », « jouait », « se contentaient », « entendait », mais partiellement subordonné au prime discours par le transfert de la première personne à la troisième personne, « Elles » au lieu de « nous » ici, et discrètement indiqué par l’incise « dit Tatiana » qui achève d’en faire le discours mixte par excellence. Dans ce discours indirect libre s’enchâsse un autre discours, celui de Lol, sous la forme de discours direct libre, c’est-à-dire de discours direct, mais privé des marques typographiques qui normalement aident à son repérage : « On danse, Tatiana ? », « allez Tatiana, allez viens, on danse Tatiana, viens. » L’absence de majuscule dans la deuxième occurrence insiste encore sur la fusion des instances énonciatives, qui est aussi la fusion des voix ici, puisque Tatiana « dit » les mots de Lol à Jacques Hold. Au final, les discours rapportés se construisent donc selon une logique de l’enchâssement et de la fusion

 

2. Fonction programmatique de l’enchâssement des discours

L’effacement voulu de la frontière entre chaque discours, tantôt par le discours indirect libre qui permet au narrateur de prendre partiellement en charge les propos de Tatiana, tantôt par le discours direct libre qui permet de faire fusionner la voix de Tatiana et celle de Lol, indique clairement le désir de fusion du narrateur et la position de chacun dans ce trio fusionnel : alors que Tatiana est associée franchement à Jacques Hold par le discours indirect libre, fonctionnant comme une partie du moi qui va permettre d’atteindre l’autre, la voix de Lol reste indépendante et entièrement personnelle, mais ne peut être atteinte qu’à travers celle de Tatiana. La structure des discours rapportés de l’incipit reflète donc la fonction exacte de Tatiana dans la construction du fantasme du narrateur : elle est le catalyseur qui permet à Lol V. Stein d’arriver jusqu’au narrateur.

 

III. L’incipit : miroir du roman

1.Fonctions traditionnelles de l’incipit

Traditionnellement, l’incipit a pour fonction de poser le cadre de la fiction. Chronotope d’une part, personnage(s) de l’autre. De ce point de vue, l’incipit du Ravissement est incomplet : le narrateur ne se nomme pas, l’époque n’est pas définie, les personnages sont présentés de manière lacunaire. Mais il serait hâtif d’en conclure que l’incipit de Duras relève d’une écriture de l’indéterminé. Si l’incipit a, de manière plus profonde, pour fonction de faire pénétrer le lecteur dans un univers romanesque, l’incipit du Ravissement apparaît comme tout à fait conforme à cette fonction. En ce sens, c’est la fonction apéritive de l’incipit qui domine. Au désir du lecteur d’entrer dans le roman répond ainsi le fantasme du narrateur. Cette écriture du désir de saisir son personnage passe par le motif de la danse : moment presque magique, où « les surveillantes envolées » signalent une mise entre parenthèses du principe de réalité, les filles étaient charmantes ». On est dans l’univers de l’envoûtement, et les sonorités soulignent et disséminent cette magie « elles dansaient toutes les deux, le jeudi, dans le préau vide » « des danses démodées ». Ce motif est repris à travers l’évocation du « grand bal de la saison », « ce fameux bal ».

 

2. Écriture du ressassement et fonctionnement spécifique de l’incipit durassien

L’incipit établit, entre le lecteur et le narrateur, un pacte de lecture. En effet, les lacunes informationnelles visent à induire une adhésion de principe. Faute de cette adhésion, le lecteur jette le livre. Le jeu de miroir qui s’établit entre la structure en abîme des discours et le thème du roman : la triangulation fantasmatique du désir implique dès lors une nouvelle triangulation : celle qui doit s’établir entre l’auteur, le lecteur et le personnage de Lol V. Stein. Ce jeu de miroir entre structures profondes de l’écriture et surface thématique entraîne proprement le ravissement du lecteur qui est impliqué par le pacte de lecture. La « nouveauté » de l’incipit réside donc dans le fait que rien de plus ne sera dit dans la suite du roman. Tout le roman ne fera que répéter ce désir de fusion du trio, de même que Lol V. Stein ne fera que répéter avec Jacques Hold et Tatiana Karl, l’épisode du bal. La diégèse est ici inexistante : aucun cheminement, aucun événement supplémentaire. L’événement, c’est la répétition, à l’image de la danse (répétition de mêmes mouvements) qui prépare le bal...

 

Conclusion : Le Ravissement de Lol V. Stein invite ainsi, dès l’incipit, à s’interroger sur les catégories traditionnelles du roman. Ni lyrique, ni narratif, le roman questionne le genre de manière radicale : plutôt qu’une narration, il construit en fait une écriture de type fantasmatique, discursive, qui se construit dans la mise en abîme des discours.

Ajouter un commentaire